On savait que
François Guérif, qui préside aux destinées de Rivages/Noir, collection adulée des amateurs de romans policiers, était également un connaisseur en fantastique (et en science-fiction), mais on ignorait qu'il avait décidé de laisser une petite place au fantastique classique dans la série Rivages/Mystère.
Le temps est déjà lointain où, grâce aux éditions
Marabout, au
Masque Fantastique, et à
NéO, le lecteur français pouvait se familiariser avec les grands et petits maîtres du fantastique anglo-saxon. Essayez aujourd'hui, en dehors des librairies d'occasion, de mettre la main sur un recueil de nouvelles de
Montague Rhodes James,
Donald Wandrei,
Hugh B. Cave,
Seabury Quinn,
E.F. Benson,
Clark Ashton Smith,
Joseph Sheridan Le Fanu,
Robert W. Chambers...
Il est même devenu relativement difficile de se procurer l'essentiel des nouvelles de
Jean Ray, auteur dont on aurait pu croire, il y a quelques années, qu'il était pratiquement devenu un classique. Et une des caractéristique du classique, ne serait-ce pas de ne jamais quitter le catalogue ?
La réédition de John Silence chez Rivages/Mystère (paru originellement et un peu confidentiellement en 1989 chez Sombre Crapule, avec de somptueuses jacquettes dépliantes) constitue donc aujourd'hui une heureuse exception, dont on souhaite qu'elle ne va pas le rester.
C'est en 1908, en Angleterre, que sortit ce recueil historique, qui bénéficia pour l'époque, ainsi que le signale l'érudit Mike Ashley dans sa préface, d'une publicité exceptionnelle sous forme de campagne d'affichage. Depuis, le docteur John Silence fait figure de « détective de l'étrange » archétypal, à l'aune duquel seront jugés tous ses successeurs, du Carnaki de
Hodgson au Harry Dickson de
Jean Ray, en passant par l'inénarable Jules de Grandin (« par la barbe d'un bouc vert ! ») de
Seabury Quinn, auteur vedette de Weird Tales, et, bien sûr, le Karel Dekk de
Karel Dekk.
Le recueil original, dont le titre exact était
John Silence Physician Extraordinary, se composait de cinq nouvelles :
A Psychical Invasion (
Une invasion psychique),
Ancient Sorceries (
Sortilèges et métamorphoses),
The Nemesis of Fire (
La Némésis du feu),
Secret Worship (
Culte secret),
The Camp of the Dog (
Le camp du chien). Pour éviter les doublons (préoccupation tellement rare dans le monde de l'édition qu'elle touche presque au merveilleux), le recueil de chez Rivages/Mystère ne reprend pas
Sortilèges et métamorphoses et
Le camp du chien, aventures de John Silence déjà traduites respectivement dans deux volumes publiés chez
Denoël en
Présence du Futur,
Migrations et
Le camp du chien.
Le sous-titre de « physician extraordinary », qui ne figure pas sur l'édition française, qualifie au mieux John Silence : c'est un médecin de l'extraordinaire, qui se penche au chevet de ceux qui se sentent oppressés ou hantés par des forces surnaturelles. Les connaissances ésotériques étendues de John Silence, alliées au rayonnement apaisant de son puissant psychisme, viennent à bout de tous les fantômes de la Terre, qu'ils soient originaires d'Egypte (« La Némésis du feu »), d'Allemagne (« Culte secret »), d'Angleterre (« Une invasion psychique »), ou de Suède (« Le camp du chien »). Même la France n'est pas épargnée, avec « Sortilèges et métamorphoses ».
Si Algernon Blackwood est sans conteste un maître le l'atmosphère, cela ne signifie nullement qu'il joue sur l'ambiguité pour introduire le fantastique. Les entités que traque John Silence existent à la fois surnaturellement et naturellement : l' »Elémentaire du Feu » de La Némésis du Feu qui terrorise l'entourage du colonel Wragge, brûle réellement ses victimes, et aucune confusion, aucune interprétation matérialiste n'est possible. Le membre le plus forcené de l'Union Rationaliste s'y casserait les dents. La drogue (Cannabis Indica, précise John Silence) qui provoque l'angoisse de l'écrivain Félix Pender dans Une invasion psychique met vraiment en contact l'infortuné avec l'esprit d'une femme maléfique, et les animaux familiers de Silence, chat et chien, manifesteront, et de quelle manière, leur sensibilité à la présence négative. Sans l'intervention du docteur de l'étrange, Harris, l'infortuné marchand de soieries du Culte secret ne se serait jamais réveillé du sommeil hallucinatoire qui l'a pris au milieu des ruines de son ancienne école.
Pour John Silence, le surnaturel agit sur notre monde selon des lois rigoureuses que certains inités peuvent apprendre à connaître et maîtriser, à force d'exercices pyschiques, dont le yoga. Tout porte à croire qu'Algernon Blackwood lui-même croyait au surnaturel, et que la conviction de son héros reflète, tout au moins partiellement, la sienne. Ne s'était-il pas livré dans sa jeunesse, en compagnie d'un étudiant en médecine d'origine hindoue, à de curieuses et très intéressantes expériences » en rapport avec la mystique orientale ? Mike Ashley regrette l' »imprécision exaspérante » qui entoure ces expériences, mais peut-être vaut-il mieux que des esprits grossiers comme les notres ne soient pas mis au courant de certaines choses...
Pourtant, les convictions de Blackwood nuisent peu à l'intérêt de ses récits. Et ce n'était nullement gagné d'avance : quiconque se plongera un tant soit peu dans l'univers des nouvelles et romans « psychiques » du tournant du siècle se rendra compte à quel point la volonté de convaincre de leurs auteurs rend, dans la plupart des cas, leur lecture assommante. Blackwood évite le plus souvent cet écueil, aussi parce qu'il sait mettre en valeur son érudition dans des domaines peu connus ne relevant pas nécessairement de l'occultisme. On peut en juger dans
« Une invasion psychique », avec ces descriptions précises, inspirées de visions provoquées par la drogue, qui ont impressionné jusqu'à
Everett F. Bleiler lui-même
1.
Lovecraft, dont la conception du monde était à l'opposé de celle de Blackwood, l'appréciait grandement, mais c'était un critique acéré, qui, au-delà de son admiration, avait bien repéré le « didactisme moral », « la platitude du surnaturalisme bienveillant », « l'abus du jargon professionnel de l' «occultisme moderne » » qui entachent certains de ses textes et découlent des convictions du créateur de John Silence. On le suivra moins cependant dans sa critique lorsque, avec une pointe de snobisme, il déplore que les histoires du recueil John Silence sont « gâtés seulement par les traces du climat de roman policier populaire et conventionnel »
2...
Blackwood possède également au plus haut point l'art de nous faire partager les états d'âme de ses personnages. On s'en rendra tout particulièrement compte dans « Un culte secret » où Harris, le personnage principal, se trouve sans arrêt tiraillé par des sentiments contradictoires, d'un côté la nostalgie que provoque sa visite à l'école de son enfance, et de l'autre l'inquiétude indéfinissable suscitée par l'attitude équivoque de ceux qui s'empressent autour de lui. On s'inquiète pour Harris, comme pour le colonel Wragge ou Félix Pender, car Blackwood en fait des personnages humains et attachants.
Blackwood se surpasse dans « Une invasion psychique » avec Fumée et Flamme, le chat et le chien de Silence, qu'il parvient à doter d'une personnalité extraordinaire, en faisant les véritables héros de l'aventure. Le combat psychique que livrent Fumée et Flamme à l'entité qui hante la maison de Pender est un morceau d'anthologie que se doivent de lire tous les amateurs de fantastique amis des animaux !
Disons pour conclure que, si l'on voulait faire preuve d'une tournure d'esprit un peu perverse, et compte tenu de la manière spectaculaire dont se manifestent les créatures surnaturelles qu'affronte l'enquêteur de l'étrange, il serait possible de considérer le monde de John Silence comme une sorte d'univers parallèle où le surnaturel existerait vraiment...
Notes :
1. Excellent descriptions of drug hallucinations », indique-t-il dans la bible de la littérature fantastique, The Guide to Supernatural Fiction (1983).
2. Voir Epouvante et surnaturel en littérature, dans Lovecraft, vol.II, coll. Bouquins, pp.1119-1121.
Joseph ALTAIRAC
Première parution : 1/4/1994 Yellow Submarine 109
Mise en ligne le : 7/3/2004