A première vue, Cullen James est une femme comme une autre. Jeune et belle, heureuse dans son mariage, mère au foyer, elle se fond dans la masse. Pourtant, en y regardant de plus près, sa vie est tout sauf banale.
Cullen vit dans deux mondes. Le vrai, le nôtre, où elle se lie d'amitié avec un critique de cinéma homosexuel qui va lui permettre de rencontrer le célèbre réalisateur Weber Gregston, et où elle correspond par ailleurs avec l'inquiétant Alvin Williams, le « garçon à la hachette », un ancien voisin désormais enfermé après avoir massacré sa mère et sa sœur.
L'autre monde, c'est le Rondua – univers magique et surnaturel où elle rêve d'un fils, au nom improbable, qu'elle n'a jamais eu. Un fils qu'elle devra aider à accomplir son destin, dans un monde où déambulent des animaux géants doués de parole ; où les morts vivent dans une cité macabre, condamnés au silence éternel ; où le sinistre et cruel Jack Chili règne en tyran...
Non, décidément, Cullen n'est pas une femme ordinaire.
Os de lune est un roman passionnant, qu'il est difficile de lâcher une fois la lecture commencée.
Le premier choc est de voir l'histoire racontée à la première personne... du point de vue d'un personnage féminin, alors que l'auteur est un homme. C'est d'autant plus déconcertant lorsqu'il décrit des scènes relativement intimes. Mais finalement, passé le premier effet de surprise, on s'y habitue très vite.
Carroll n'est pas pressé. Non pas qu'il y ait des lenteurs dans le récit – bien au contraire, il est très prenant du début à la fin –, mais il faudra attendre une soixantaine de pages avant de voir apparaître du fantastique. L'auteur en profite pour mettre en place tous les éléments de son intrigue et pour brosser des portraits très détaillés de ses personnages. Il y gagnent beaucoup en crédibilité.
Lorsque le fantastique apparaît enfin, c'est pour se développer de plus en plus au fil des pages, jusqu'à devenir prédominant. Une structure intéressante qui va donc peu à peu faire glisser le récit dans cette autre réalité, cet univers halluciant qu'est le Rondua.
Le Rondua fait parfois un peu penser au Pays des Merveilles de l'autre Carroll. C'est un monde où le merveilleux côtoie l'onirique et le poétique, avec – il s'agit d'un rêve, après tout – superposition d'éléments réels : des trains, un film de Gregston à l'affiche, des représentations altérées de personnages que Cullen connaît dans son autre vie...
Le roman se clôt magistralement par deux chapitres étonnants, aussi bien par leur traitement inattendu que par la violence brusque et frénétique d'une scène d'une intensité rare... qui justifie peut-être à elle seule la présence de ce titre dans la collection Terreur ?
Au final, Os de lune est un roman court, original, rythmé, bien écrit, qui se lit d'une traite. On en ressort sonné, mais totalement conquis.
Tout commence par une chronique de vie, douce et banale. Celle de Cullen, jeune New-Yorkaise, dont nous suivons le flux des souvenirs. À l’instar de ceux qui concernent son voisin qui a tué sa famille à la hache, ou encore ceux de ses tristes histoires d’amour, de son avortement et de ses souffrances. Jusqu’à sa rencontre avec Danny, joueur professionnel de basketball. Les deux êtres se rapprochent, se complètent, découvrent l’Europe ensemble et fondent une famille. Ce n’est pas la fin de l’histoire, loin de là. Cullen commence à faire des rêves de plus en plus intenses, des fantasmagories peuplées de créatures fantastiques qui l’entraînent dans le monde de Rondua.
Là, avec son fils Pepsi, ce fils qu’elle n’a jamais eu, elle part en quête des Os de lune à même de sauver le royaume de Rondua. À la tête d’un groupe iconoclaste – oui, le dromadaire et le chien parlent –, ses aventures prennent parfois un tour inquiétant et menaçant. Jusqu’à ce que la frontière entre le rêve et l’illusion, entre le réel et le tangible se fasse dangereusement ténue…
Pour court qu’il soit, ce roman donne pourtant l’impression de prendre son temps, avec une économie de moyen qui explose littéralement dans les dernières pages, absolument magistrales. Jonathan Carroll pose d’abord un cadre réaliste, subtilement mené, où ses personnages prennent une belle épaisseur. À peine le lecteur s’est-il habitué que les premiers glissements s’opèrent : on entre dans un monde onirique de plus en plus déstabilisant. Le plaisir est bien évidemment dans les jeux de miroirs déformants qui lient le rêve à la réalité, le tout fonctionnant grâce au magnifique portrait de femme qui nous est ici offert.
On y ajoute une préface de Neil Gaiman délicate à souhait, et nous voilà avec un incontournable absolu. Quoi d’autre pour convaincre l’indécis ? Cette réédition – datant de 1987, le roman a été publié en France en 1990 — dans une traduction révisée est un des plus beaux cadeaux que vous puissiez faire à votre bibliothèque, un pur chef-d’œuvre signé par un des auteurs les plus sous-considérés du domaine ; une tentative de réhabilitation à ne pas rater.