A l'inverse du vampire, autre figure mythique du fantastique, le loup-garou n'avait pas encore rencontré l'auteur qui engendrerait un ouvrage fondateur et lui donnerait ses lettres de noblesse au même titre que Bram Stoker avec Dracula. A la lecture de La danse de la lune, il est évident que c'est le défi que s'est lancé S.P. Somtow : donner une réelle épaisseur à un personnage/thème qui, au cinéma comme en littérature, a surtout servi d'alibi folklorique à des œuvres mineures (pour le talent d'un Neil Jordan dans La compagnie des loups, combien de I was a teenage werewolf et autres niaiseries !).
L'histoire d'une meute de loups-garous étalée sur plusieurs générations, d'Europe Centrale en Amérique du Nord, est racontée avec un réalisme et une absence de complaisance proprement stupéfiants. Somtow réussit là un véritable tour de force évoquant tour à tour Joe Lansdale pour sa peinture féroce de l'Ouest américain à l'époque des pionniers et des guerres indiennes, le Brian de Palma de L'esprit de Caïn pour la personnalité multiple et terrifiante du personnage central JK/Johnny/Jonas et tous les grands auteurs de fantastique moderne épique pour le souffle qui traverse l'ensemble de cette œuvre.
Les loups-garous de Somtow n'ont rien de romantique. Une fois transformés, ce sont des bêtes qui agissent selon leur nature profonde. Mais rien dans leur comportement n'évoque la cruauté gratuite du capitaine Sanderson vis-à-vis des indiens ou la cupidité abjecte de Claggart lorsqu'il décide de réduire JK/Johnny/Jonas en esclavage, sous l'une de ses personnalités les plus faibles, pour en tirer profit dans un spectacle digne du Freaks de Tod Browning. En fait, si les loups-garous ne ressortent pas grandis de cette vaste fresque qui leur est consacrée — ce n'était pas l'objectif de l'auteur — , les hommes prouvent que le loup qui sommeille en eux ne possède certes pas les attributs de la bestialité (poils et crocs), mais ne laisse guère de doute par son comportement.
Les personnages très fouillés de cette immense saga vous accompagneront longtemps après avoir refermé le livre. Vous n'oublierez pas de sitôt JK/Johnny/Jonas, Sanderson, ou Speranza, magnifique personnage féminin qui saura attendrir la bête et allumer une lueur d'espoir dans cette œuvre au noir qui constitue sans aucun doute le chef-d'œuvre d'un écrivain autant à l'aise dans le fantastique (Vampire Junction, Valentine...) que dans la science-fiction (son recueil Mallworld Graffiti sous son véritable patronyme, Somtow Sucharitkul, chez Denoël est là pour le prouver).
Le loup-garou a rencontré son Bram Stoker.
Benoît DOMIS (lui écrire)
Première parution : 1/1/1998 dans Ténèbres 1
Mise en ligne le : 12/10/2003