Les Reines Mages se sont mises en route pour la Montagne Ardente. Vishnu, incognito, est descendu du ciel. Sous les dunes des déserts d'Asie Centrale se sont ébrouées d'innombrables armées ensevelies depuis des millénaires. Car un secret sommeille entre les formidables murailles de Kum Bum, et un autre est niché par-delà les étoiles. Cent Mille Images seront-elles réellement suscitées ? La Route de la Soie n'a pas fini de faire rêver. Surtout quand demain arrive toujours trop tôt.
Ancien élève de l'ENS de la rue d'Ulm, professeur de lettres classiques, Pierre Stolze a déjà publié une douzaine de nouvelles et trois romans : Le Serpent d'Éternité, Kamchatka (éditions Opta), Marilyn Monroë et les Samouraïs du Père Noël (J'ai Lu). Il prépare une thèse de doctorat à l'université de Nancy II sur la rhétorique de la Fiction.
« Li, Lily et Lilyth ont supputé, calculé, estimé. Se sont étonnées. Elles ont comparé les multiples probabilités. Ont tressé leurs conjectures en faisceaux de plus en plus serrés. Ont affiné leurs conclusions. Leur étonnement a redoublé. Elles ont vérifié dans leurs annales, ont relu les anciennes prédictions, ont soupesé la lettre et l'esprit des prophéties les plus fameuses. Le doute n'était plus permis : ainsi donc, par le Ciel !... » (p.7)
Imagé ! C'est évidemment le premier terme qui vient à l'esprit pour qualifier ce roman tout à fait hors norme, foisonnant et chatoyant, inventif et touffu... en un mot extraordinaire ! Contient-il "cent mille images" ? Pas loin probablement, tant chaque page grouille de mots exotiques, de sonorités éclatantes ou de visions étincelantes...
Car Pierre Stolze joue avec le langage, fait virevolter les mots, façonne avec malice un récit coloré qui nous convie à un voyage étonnant où il faut accepter de se laisser porter par le tourbillon de ce chant magnifique — véritable poème de 260 pages — pour s'envoler vers cet univers magique où la mythologie rejoint la science-fiction. L'humour est toujours présent, mais en filigrane, jamais de façon appuyée ni grossière. Les références culturelles abondent, mais elles sont intégrées au texte sans pédantisme. Bref, un véritable plaisir pour les sens, notamment grâce à la musicalité du texte, mais aussi bien sûr pour l'esprit, grâce à l'intelligence et à la finesse de l'auteur.
Cette inventivité a tout de même un revers : il s'agit d'un roman assez difficile d'accès, car il faut se familiariser avec les nombreux noms asiatiques et avec un folklore inhabituel, tout en acceptant le style baroque de l'auteur et en essayant de suivre une intrigue assez lâche où il est aisé de perdre pied. Il est donc possible de ne pas parvenir à entrer d'emblée dans le roman, et même de le détester rapidement. Mais pour ceux qui y entreront... quelle récompense !
Stolze parle d'Alexandra David-Néel, de métempsycose, des marionnettes sur eau, de pintade laquée, d'avatars de Vichnou, du père Huc, de romans chinois picaresques et libertins. Des cultures de l'Asie, entre islam, bouddhisme et lamaïsme. De Virgile, Dante et Pinocchio. De cépages divers. D'un narrateur qui a des choses à cacher. D'une petite fille plus que précoce, annoncée par des reines-mages fort sexy, qui exténue de son savoir tous les maîtres possibles. Des morts de toutes les guerres, sortis de leurs tombes. Du colonel Barbéri et du lieutenant Hubert, vers la fin, pour un clin d'œil. Du palais Walpurgis, qui rappelle Marylin Monroe et les samouraïs du père Noël. D'une Terre que la plupart des humains ont quittée pour les étoiles, où seul l'Orient semble resté vivable après la Grande Pollution, mais que l'espionnage galactique n'oublie pas. Il fait se télescoper exigences littéraires et roman populaire, passé savant et futur fantasmatique, et, si le résultat est moins baroque, moins chargé en péripéties que Marylin et ses avatars, on n'es pas déçu si on aime le dépaysement, et le dépaysement dans le dépaysement, les images, mais aussi les histoires et les idées.
Voilà une réédition qui s'imposait, car l'édition originale de 1990 chez Philippe Olivier, n'avait pas réussi à toucher un lectorat très étendu. Stolze a une connaissance et un amour prononcé pour l'Asie. A la différence des auteurs francophones qui semblent toujours situer leurs récits sur des arrière fonds anglo-saxons (pour « faire SF » ?) il situe ce roman (entre autres) en liaison avec des légendes, des religions et des pratiques culturelles, qui renvoient à la Chine, au Tibet, ou à l'Inde. C'est plus dépaysant que l'Arkansas ou San Francisco, moins rebattu, et cela donne une dimension autre au récit. Sur un fond de SF classique ( la terre polluée, des humains dans la galaxie, quelques îlots de civilisation humaine sur les plateaux himalayens), une histoire qui mêle des aventures de dieux réincarnés, d'esprits, d'armées de morts, de robots androïdes et de reines mages. Ce qui aurait pu être ailleurs un salmigondis apparaît ici comme une mixture réussie, où l'Heroic fantasy se déploie avec ses charmes (qui sont ceux de l'écriture de Stolze) sans perdre sa substance dans le cadre d'un vague conte de fées, comme souvent en Heroic fantasy. Cette substance qui demeure, le récit la doit à l'arrière-fond SF. Sans paraître insister, Stolze brosse le vaste panorama d'une civilisation humaine galactique, par petites touches. Et, dans cette vaste toile, un petit monde terrien, avec une sorte d' « exception culturelle ». Un reste d'empire céleste avec ses préfets sortis tout droit du « Récit des vies fugitives » de Chen Fou ou d' « Au bord de l'eau », à moins que ce soit de l'univers du juge Ti cher à Van Gulik. On y retrouve l'amour du vin, la demeure aux multiples pavillons aux noms issus de la littérature érotique chinoise, etc. C'est un texte écrit avec finesse, qui propose des aventures assez picaresques et qui se déroule sur plusieurs plans. Il dépayse plus que la majorité des récits de SF habituels par une exotisme salutaire, et par son « écart » par rapport à la norme des publications SF, fait penser (avec d'énormes différences dans les thèmes et les arrière fonds) au magnifiques réussites d'Elisabeth Vonarburg dans sa pentalogie de Tyranaël. Je sais que ce n'est pas un mince compliment, mais Stolze le mérite. Allez-y voir.
Pour fêter ses vingt ans de carrière, Pierre Stolze se voit enfin offrir les honneurs de la réédition, dans la collection doyenne de la S-F française qui plus est. Cent mille images, qui obtint le prix Rosny-Aîné en 91 à Montfort-sur-Argens, ne mérite pas moins.
L'ouvrage de Pierre Stolze cadre à merveille avec la nouvelle orientation de « Présence du Futur » vers une fantasy de haut niveau. Au vu de la richesse et de la qualité de Cent mille Images, qui chemine sur la ligne de crête séparant S-F de fantasy, là où les vaisseaux spatiaux se posent sur les pieds de Vishnu, comment pouvait-on ne pas le rééditer ?
Dans un futur lointain, un univers de space opera, la Terre, meurtrie et délaissée, se remet lentement de la catastrophe écologique. Dans les réglons les moins ravagées, telle le Taklimakan, la vie sait même se montrer douce et agréable. C'est là, près de Turfan, au milieu des vignes, que vit Karim Ka lorsque débarquent chez lui les trois reines-mages (une jaune, une Blanche et une Noire, ainsi qu'il se doit) à la recherche d'un bébé ou, à défaut, de la reine Xi Wang Mou. Peu après leur départ, le vieil homme trouve une petite fille qu'il appelle Radda, du nom de la jeune bergère séduite par Krishna, le huitième avatar de Vishnu. Plus que précoce physiquement, surdouée et plus belle que belle, ne serait-elle pas un tolkou, la réincarnation d'un grand esprit bouddhique ?
Pierre Stolze se révèle un auteur malicieux au possible, qui joue avec ses lecteurs, s'amuse à les prendre à contre-pied, inscrit son humour en filigrane, se rit du sérieux des docteurs de la foi technologique ou musulmane, se paie de private jokes (une seule à dire vrai : pas d'abus).
Il faut, pour son contexte, rapprocher ce Cent mille images du Seigneur de lumière de feu Roger Zelazny auquel il n'a rien à envier. Si les éléments soufflent en rafales et si les retournements abondent pour notre plus grande joie, on ne saurait parler de rythme trépidant. Et pourtant, la narration est si compacte qu'il n'y a pas l'ombre d'un temps mort. De plus, Stolze ne recourt qu'à un minimum de violence. L'auteur ne donne pas dans la non-violence militante et ne se gargarise pas d'un beau discours à son propos ; il l'écarte de son fait romanesque, tout simplement.
Stolze fait flamboyer l'Histoire à travers cette histoire flamboyante. il nous immerge dans une culture étrangère — celle de l'Asie des mythes — grâce à des personnages érudits qui font référence à leur univers historique, qui citent des livres, des contes... Il est également du dernier pervers dans l'art de créer l'humour par un décalage subtil, quand, par exemple, au fin fond d'une Chine de space opera, il évoque une école primaire (à Turfan). Il ne jongle avec le rapprochement que pour mieux exprimer l'éloignement et réciproquement. Il exprime aussi bien, sinon mieux, qu'un Jack Vance une culture étrangère, mais ne fait pas fonctionner la société qui se dresse à l'arrière-plan de Cent mille images, préférant nous entraîner dans ses soubassements mythologiques. Stolze nous dit qu'il y a, ici et maintenant, sur Terre, des cultures bien plus différentes que ne saurait l'être une projection de la vision occidentale du monde. Du coup, il se retrouve à écrire une fantasy et une S-F à nulle autre pareille. Car après tout, que connaît-on de la vie sociale et spirituelle au Tatarstan ?
Une fois qu'on a lu Cent mille images, on comprend pourquoi il peut se permettre des critiques acerbes d'un roman comme Étoiles mourantes (in Bifrost 15), lourd, sentencieux, voire prétentieux et grandiloquent. Très exactement ce que n'est pas Cent mille images. C'est au contraire léger, plaisant, guilleret mais sage et riche. Riche de verbe. Outre le vocabulaire spécifique à la culture qu'il dépeint, Stolze sait choisir ses mots pour ciseler son roman comme un bijou. Baroque et brillante, raffinée, l'oeuvre de Pierre Stolze, l'une des plus originales de la S-F conviendra aussi à ceux qui ne sont pas des lecteurs exclusifs de science-fiction.
Précédemment, dans cette même collection, nous avions pu découvrir — et apprécier — les nouvelles de La Maison Usher ne chutera pas de Pierre Stolze, prix Gérardmer Fantastic'arts 1999. Aujourd'hui, les éditions Denoël remontent dans le temps et rééditent ces Cent mille images qui parurent aux éditions Philippe Olivier et qui leur valurent d'être récompensées par le prix Rosny aîné 1991.
Cent mille images voient la naissance d'une Enfant — genre Christ du futur. Cent mille images pour trois magiciennes, belles et étranges, qui recherchent cette enfant à travers tout l'Orient pour l'honorer. Cent mille images, enfin, pour Georges, la réincarnation de Vishnou. Cent mille images et autant d'aventures et de péripéties pour les personnages de Pierre Stolze, bardées d'humour, de faits extraordinaires, venues d'une lointaine étoile, pour préserver ce qui peut l'être encore de la terre.
Entre folklore et traditions orientales, religions et technologies, écologie et philosophie, à l'instar de Roger Zelazny avec Seigneur de lumière, Pierre Stolze nous livre un superbe récit, amusant, étonnant et nous conduit dans des lieux millénaires, loin de la furie dévastatrice de l'homme, là, au cœur de l'Asie, berceau de l'humanité ou tombeau de notre sagesse. À chacun de le découvrir !