Dès l'ouverture, un décor connu : l'Union, une civilisation terrienne à l'échelon stellaire, comprenant 28 planètes habitées (certaines par des humanoïdes ralliés ou colonisés), est en lutte depuis 32 années contre un ennemi mystérieux et invincible, les Vors. Un départ lui aussi archétypique : Dreik, un officier de la flotte capturé par les Vors, est relâché dans son appareil aux environs de la Terre ; mais il n'a plus de mémoire, et peut-être a-t-il été manipulé.
Ce coup d'envoi donné, le roman (325 pages en petits caractères) se développe en vaste pans qui cartographient peu à peu la Terre, et son Conseil, et sa sociologie, et ses zones préservées, ainsi que la planète des Vors, avec l'idéologie, la psychologie, les visées stratégiques de ses natifs. Tout un univers en mouvement se met ainsi en place, chaque séquence (abondamment dialoguée) explicitant en partie les énigmes posées par les séquences précédentes, mais embrayant aussi sur d'autres énigmes, qui seront résolues ou non dans les séquences suivantes. Composé à la manière d'un panorama historique d'une époque donnée (n'oublions pas que Jean Hougron s'est fait un nom ,avec une série de livres sur l'Indochine), Le Naguen donne l'impression d'avoir été écrit à mesure que l'action avance, et en même temps que l'auteur entre en possession de données qui lui manquaient au paragraphe d'avant : d'où une réussite sans faille au simple niveau du suspense, mais aussi, et mieux, la sensation d'être plongé au sein d'une actualité future à laquelle on participe, et qui vous laisse en rade à la fin du livre : Mais cela est une autre histoire, (p. 326 et dernière).
Space-opera très chargé idéologiquement, Le Naguen évite harmonieusement les deux écueils qui ont marqué le genre : ce n'est ni un roman belliqueux et impérialiste sur le modèle des œuvres américaines des thirties aux fifties, ni un dédouanement sirupeux comme on en vit un peu trop dans les deux décennies suivantes. Ici, ni les Vors ni les Terriens (ni les Cessaqs — car une troisième race intervient, qui sera peut-être la clé d'une portion du futur) ne sont des « méchants ». Ni d'ailleurs des bons. Chaque race a ses raisons de combattre, qui tiennent à de multiples facteurs de survie économique, -psychologique, génétique. Et dans chaque race des factions divergentes existent, faucons et colombes qui eux aussi possèdent leurs (bonnes) raisons, et qui tour à tour prennent et lâchent le pouvoir, ou seulement une partie du pouvoir.
C'est dire si Le Naguen évite tout manichéisme (c'est un roman dialectique de bout en bout), c'est dire si c'est également un roman complexe, qui tend à l'exhaustivité (sans bien sûr l'atteindre), c'est dire si c'est un ouvrage foisonnant : au titre des péripéties stratégiques et historiques, mais au titre aussi des destinées individuelles saisies à travers une multiplicité de personnages humains ou non-humains, dont le plus surprenant est sans doute le Slur, une « tortue télépathe » attachée à la personne de Dreik, et qui est digne des meilleures créations de Van Vogt.
En fait, le but non avoué de Jean Hougron a probablement été de traiter de l'Homme en tant qu'animal historique collectif : « Les contradictions n'ont jamais gêné les humains, ni les paradoxes ni le délire heureux qui n'est parfois que la face hallucinée de leur désespoir », (p. 223). Voilà une des sentences, nombreuses (un peu trop peut-être), dont le romancier, en vieux routard des espoirs, des débâcles, des amertumes indochinoises, parsème son ouvrage. L'homme a probablement tort, nous dit-il en substance (avec sa théorie de l'Expansion Irréversible, qui ne cache que la réalité de la « guerre socio-équilibrante »), mais il a raison d'avoir tort, car là est son seul facteur de survie : comme un requin, il lui faut avancer pour ne pas mourir. Et en avançant, il tue, il meurt, il renaît, il est facteur d'autres renaissances...
Toutes ces gravités ne freinent pas l'humour, noir comme il se doit : à l'annonce que toute une population planétaire a été anéantie par aspersion d'ondes V-38, un coordinateur répond légèrement : «
Ne s'agit-il pas de ces ondes que nous employons pour immobiliser et congeler les bancs de poissons ? » (p. 14). Bref, à part une hâte parfois un peu trop visible dans la rédaction et quelques ellipses un peu gênantes (l'organisation de la Résistance terrienne après l'invasion Vor), voilà un excellent roman qui, sans renouveler le space-opera, l'envisage sous une optique neuve, et avec surtout un soin inhabituel apporté à la finition du back ground ethno-socio-politique. Cette maîtrise est d'autant plus étonnante qu'il ne s'agit que de la seconde œuvre de S.F. de l'auteur : c'est en effet en 1961 que paraissait à « Présence du Futur » (n° 44)
Le signe du chien, signé Jean Hougron ; en y trouvait déjà, dans le cadre du space-opera, de nombreuses questions sur la place de l'homme dans l'univers, et certains détails passent d'un roman à l'autre (les « nivellateurs », ces gigantesques vaisseaux de guerre d'un kilomètre de long, en forme de marteau, et que Hougron avait inventés bien avant Foss !).
Le signe du chien va enfin être réédité par Elisabeth Gille. Une continuité en forme de boucle, qui n'est pas sans en rappeler une autre : 1961 à 1980, ça fait 19 ans. C'est aussi la distance qui sépare le dernier Wul au Fleuve Noir des deux tomes de
Noo. Que deux auteurs aient cessé d'écrire de la S.F. pendant près de vingt ans pour, après ce silence, et parvenus à la maturité, nous donner des ouvrages d'une telle qualité, il y a là un petit mystère qui va irriter les forcenés de l'écriture !
Mais il y en a un autre : pourquoi Le Naguen a-t-il été publié en dehors des collections spécialisées, sous une couverture anonyme et moche, et sans que la mention S.F. soit nulle part signalée ? Je ne suis pas spécialement partisan du ghetto ; mais cette fois, les lecteurs habituels de Hougron risqueront fort d'être complètement décontenancés, et les amateurs de S.F. vont passer à côté d'un joli gâteau.
Si ce papier sert à corriger quelque peu le tir, il aura au moins servi à quelque chose.