Un nouveau talent à découvrir.
Alors que tant d'œuvres de la littérature de l'imaginaire font actuellement de la surenchère dans la monstration, accumulant les gros effets, voire le gore, voici le premier recueil d'une auteure qui se situe dans la voie opposée : celle de la tradition d'Edgar Poe, de Guy de Maupassant ou d'Henry James, en utilisant des thèmes et une forme littéraire propices aux jeux de l'incertitude. Il est rafraîchissant de retrouver de temps à autre ce type de fantastique qui suppose que l'interprétation du texte soit faite par le lecteur. L'écriture passe par l'euphémisation des représentations de la surnature et ne permet que des lectures où le sens profond est à déterminer.
Dès la première nouvelle, Ailleurs, qui donne son titre au recueil, les rapprochements avec Le Horla de Maupassant s'imposent, encore que l'esprit et le ton soient différents (c'est une collégienne qui raconte). La situation est la même dans son principe, avec des narrations qui se contrarient et rendent le lecteur perplexe. Le récit rédigé de la « petite » (on ne connaît pas son nom) mêle des informations contradictoires dont elle essaie de pénétrer le sens, de manière parfois paranoïaque. Le lecteur partage les sentiments et les perceptions de la jeune narratrice-scriptrice, exposés avec candeur et simplicité, pour se trouver dérouté par les deux dernières pages, où brusquement le récit actoriel cesse pour laisser la place à deux brèves interventions supposées être objectives, sans donner la solution pour autant. Le fait que la « petite » relate ses aventures étranges avec spontanéité donne un caractère de crédibilité à ses énonciations, l'explication du surnaturel n'intervenant alors qu'en focalisation interne. Encore que des indices manifestement interprétés et des apostrophes paranoïaques laissent des incertitudes et font interrogation. Les options poétiques privilégient la retenue et la litote, des effets de suggestion (comme les yeux transparents des êtres de l'autre monde, ou le tableau où la maison tombe en ruine) et proposent une lecture hésitant sans cesse entre le rationnel et le fantastique.
Le rendez-vous, la seconde nouvelle, en boucle, reprend le principe d'Ailleurs, en jouant sur la présence et la tension de deux interprétations, celles de la psychose et de la fantasticité. Que le récit soit la narration d'événements fantasmés, que le personnage soit délirant ou psychopathe jaloux ruminant une sorte de rêve éveillé perpétuel, sa conclusion conduit à une relecture pour une réinterprétation globale dans le sens de la fiction choisie qu'instaure une mise en crise du récit, la mise en doute de la fiabilité narrative, la suspicion de manipulation.
Deux nouvelles sont liées au monde de la création. L'une littéraire avec Béance, qui est une habile variante du thème éculé de l'auteur en proie à ses inventions. Cette métaphore du vide mental et du trou noir, de la perte de substance du démiurge lors de la gestation ou de la naissance de ses créatures, de la vacuité de l'esprit et du néant de la page blanche se concrétise par la représentation médicale inversée de la perfusion régénératrice. C'est l'essence imaginative du créateur qui passe littéralement, brillante et pailletée, dans l'esprit des engendrés ou de ceux qui sont en passe de l'être ou qui avortent... L'autre nouvelle est musicale, L'artiste, d'un imaginaire délirant, à coloration surréaliste, où les artifices de l'art, les codifications et le symbolisme humains sont opposés à la puissance créatrice des éléments naturels. Avec des surprises étonnantes : le rêve d'un homme, la joie, le piano, là, sur une plage, le bonheur. Mais le bonheur pour qui connaît la musique... Variation sur le rêve de l'inaccessible perfection artistique qui viendrait ici naturellement, sans artifices, en écoutant littéralement l'ordre des choses.
Un autre thème fantastique classique, celui du chat maléfique, avec ses rapports entre la femme-chatte grossissante, à l'affût, qui piège les mâles et dont la seule joie dans la vie est la séduction, et un acte amoureux sans sentiment qui ne la comble pas. Le chat lui a été donné par une de ses conquêtes, un homme étrange aux mains glacées, qui lui fait l'amour extraordinairement, mais qui la frappe et la conduit bien vite aux perversions et aux messes sataniques. Ce motif de la rencontre amoureuse avec le diable et le chat noir qui en est l'œil (Luc et Lucifer), liés mais jamais présents simultanément, est puissamment évocateur. Comment échapper aux Yeux du chat ? Ce n'est pas si facile. Le précipice est-il la seule issue ? Cette nouvelle glauque rappelle par sa brutalité Le rendez-vous, mais elle se caractérise par son climat sexuel particulier, qui surprend dans ce recueil plutôt sage sur le plan érotique.
Parmi les souvenirs, les plus puissants et les plus efficaces sont les images nostalgiques d'autrefois, le monde de l'enfance surtout, état paradisiaque, loin de la loi du temps qui se déroule et fuit ; ou encore celui de l'adolescence de ses découvertes fortes et du théâtre de l'amour. Dans le royaume souterrain du monde des souvenirs, chacun protège ainsi des bulles de fraîcheur ou de force. Et que dire quand ces souvenirs réapparaissent métaphoriquement sous la forme de boules flottant dans l'air, couvertes d'écriture, avec leur fragilité, leur coloration et leur prégnance sur les sens ? Mais la vie préfère les cicatrices des souvenirs à leurs enchantements. Elle n'aime pas les hommes qui ressassent leurs souvenirs au lieu de vivre le présent, et elle cherche impitoyablement à les détruire ou à les rendre moroses. Aussi bienheureux sera le personnage d'Invasion qui trouve au moins une de ces bulles préservée miraculeusement.
Les nouvelles de ce trop bref recueil ne laissent pas indifférent. La plupart jouent le jeu de l'indécision, ne tranchant pas l'alternative entre explication naturelle ou exploration d'un monde autre, à côté, ou ailleurs. Pour le comparer à celui d'une autre femme du même âge, mais « dans le vent », ce fantastique de l'indécidable est à l'exact opposé de celui de Poppy Z. Brite, dont le succès vient de ce qu'elle recherche la beauté dans l'horrible, le sanguinolent, dans ce que beaucoup d'autres personnes estiment horrible ou choquant. Il joue beaucoup sur l'ambiguïté des perspectives, des visions et des focalisations. Le recueil constitue une sorte de répertoire des possibilités de la narration suggérée, dans l'indécidable, la dualité demeurée irrésolue et porteuse de mystère, le contraire de la monstration à la mode.
Il reste à Patricia Jauliac de passer le cap de la nouvelle au roman. Il faut souhaiter bonne chance à cette jeune auteure qui présente, dans un registre plus moderne, des correspondances dans les techniques du récit avec Claude Seignolle qui ne lui ont pas échappé puisqu'il la parraine.
Roland ERNOULD
Première parution : 1/9/2000 dans Phenix 55
Mise en ligne le : 5/4/2004