On sait combien l'utopie classique peut être radicale et sectaire, vouée à l'échec car elle évacue l'individu au profit de clones, remplace l'invention par l'absence d'imagination et le hasard par un immobilisme fait de règles et d'interdits inacceptables. Mais au fil des siècles, les utopies ont forcément évolué et il est bon de chercher à savoir en quoi elles présentent un visage nouveau.
L'originalité de Pessin est de dégager du corpus idéologique des divers courants, et plus spécifiquement de
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Fourier,
Campanella, les constantes, les
utopèmes à l'œuvre, indépendamment du contenu de l'utopie. On repère entre autres : la fabrication de monstres (critique outrancière des maux de la société), la rupture, la maîtrise (obsessionnelle, comme en témoignent de savoureux passages sur la largeur des rues qui doivent, comme le reste, être
parfaites !), la contraction et la suspension du temps (la perfection permettant aussi de sortir de l'Histoire), l'honnête médiocrité (résultant de l'aplanissement des différences), les systèmes et collections (avec leur cortèges de lois), la vigilance (pour empêcher tout dérapage).
Ces utopèmes sont ensuite confrontés aux expériences contemporaines, qualifiée d'
utopies d'aventures, en particulier celle du quartier de la Croix Rousse, à Lyon, qui perdure depuis trente ans avec plus ou moins de bonheur, mais suffisamment de constance pour lui assurer une solidité et une pérennité. Surprise ! Les utopèmes sont inversés : point de vision globale mais des utopies partielles, pas de projets figés mais constamment renouvelés ou adaptés, proposés par des citoyens inventifs, imaginatifs, qui ne stigmatisent pas la société ni ne sont en totale rupture avec elle, mais vivent autrement, en marge du système, une vie pleine, altruiste, qui ressemblerait bien au bonheur ici et maintenant.
Point de références littéraires dans cet ouvrage purement sociologique, même si on y mentionne brièvement
Orwell,
Cyrano de Bergerac ou
Swift. Il mérite pourtant le détour pour sa rigueur d'analyse ; le lecteur de SF ne manquera pas d'évoquer, au détour d'un paragraphe,
Kirinyaga, La Folie de Dieu ou d'autres romans à dimension utopique ou contre-utopique.