France, 1940. Nathaël Crémieux est le fils de deux chanteurs d'opéra mondialement célèbres, mais traqués en raison de leurs origines juives. Dans l'attente d'un hypothétique passage aux Etats-Unis (y croient-ils vraiment ?), ils cachent leur fils à Valjanceuze, une institution pour « surdoués » dirigée d'une main de fer par Déodat Villenègre qui, secondé par toute sa famille, assure l'ensemble des enseignements. La pension occupe un château, curieuse bâtisse autrefois construite de bric et de broc par un parvenu, isolée dans la campagne et cernée d'une épaisse forêt.
Très affecté par « l'abandon » de ses parents, qu'il considère comme une demi-trahison, Nathaël (sous le nom d'emprunt de Nicolas Ducorbec) se tient à distance de la plupart de ses condisciples. Seul l'attire Artus, un adolescent rejeté de tous, qui vit exilé dans une bicoque au fond des bois. Artus, naguère fils spirituel de Déodat, s'est vu chassé (à tort ou à raison) sur l'accusation d'actes homosexuels. Nicolas apprend d'Artus la ténébreuse histoire de Valjanceuze et entrevoit les secrets qui hantent comme une malédiction la famille Villenègre et sa demeure.
L'arrivée d'une compagnie de SS aux mystérieux desseins bouleverse la routine de l'institution. D'abord séduits par cette diversion, les pensionnaires sont bientôt soumis à des tests interminables dont la logique leur échappe. Le drame va se précipiter.
Cette deuxième œuvre de Nicolas d'Estienne d'Orves ne se rattache aux littératures de l'imaginaire que par son atmosphère fantastique discrète et, à la fin du roman, une amorce d'uchronie. L'auteur reprend le schéma classique du roman d'apprentissage. On songe aux Amitiés particulières de Peyrefitte ou aux Météores de Tournier, mais le ton de Fin de race est d'emblée plus grave, plus menaçant, plus brutal, avec la scène du viol collectif de la mère du protagoniste par un groupe de soldats allemands. Dans la fausse liberté de l'encerclement sylvestre, l'ambiance de la pension est lourde de non-dit. La reconstitution brique par brique du passé de Valjanceuze, marqué par les cultes païens, l'inceste, la folie et le meurtre, est une belle réussite. Une autre qualité du roman réside dans la mise en place soigneuse d'un sombre décor d'opéra (l'auteur est aussi critique musical).
Malheureusement, on retrouve ici, encore accentuées, les faiblesses déjà perceptibles dans Othon ou l'aurore immobile et, entre autres, la difficulté à suggérer les psychologies des personnages et leurs sentiments. Les personnages peuvent bien aimer, souffrir, pleurer, mourir, la description de leurs espoirs, de leurs détresses ou de leurs épouvantes est si froidement chirurgicale qu'elle tue dans l'œuf toute émotion, à quelques exceptions près. L'auteur affirme et analyse au lieu de suggérer. L'évolution psychologique du héros, son attirance homosexuelle pour Artus demeurent de pures abstractions. Cette maladresse est d'autant plus gênante qu'elle n'est pas compensée, dans cette œuvre sérieuse, par les élucubrations débridées qui faisaient le charme du roman précédent. On pourra aussi reprocher à l'auteur une certaine désinvolture narrative : le personnage énigmatique de la Dame Blanche (petit clin d'œil à l'opéra de Boïeldieu), qui traverse le roman à intervalles réguliers, est finalement escamoté dans une pirouette quand il ne sert plus l'intrigue. De même pour le leitmotiv des cinq tableaux jalousement conservés par Déodat : on laisse entendre qu'ils constituent une clef de l'intrigue, mais cette piste est abandonnée sans autre justification.
Les dernières pages sombrent dans le ridicule, avec une grotesque scène de copulation sous la menace d'un mauser, puis l'incroyable révélation de la finalité des tests imposés aux pensionnaires. Il aurait fallu un Borges ou un Bioy Casares pour faire passer cette fin-là. Pourtant, il y avait matière à une dernière séquence poignante quand Nicolas, évadé de Valjanceuze, sent qu'un train qui passe près de lui emporte ses parents vers la mort nazie.
Au total, un roman inabouti qui ne tient pas les promesses de son début. La déception est d'autant plus vive pour qui a lu Othon ou l'aurore immobile.
Sans en faire grief à l'auteur, protestons enfin contre la détestable mode éditoriale qui veut que les passages en langue étrangère (ici, l'allemand) ne soient pas traduits. Quel chiqué !
Robert BELMAS (lui écrire)
Première parution : 13/3/2004 nooSFere