James Graham BALLARD Titre original : Super-Cannes, 2000 Première parution : Londres, Royaume-Uni : Flamingo/Harper Collins, septembre 2000ISFDB Traduction de Philippe DELAMARE
LIVRE DE POCHE
(Paris, France) n° 30097 Dépôt légal : mai 2004 Roman, 502 pages, catégorie / prix : 7,50 € ISBN : 2-253-10809-X ❌ Genre : Hors Genre
A l'aube du troisième millénaire, dans le sud de la France, sur les hauteurs de Cannes, le parc d'activités international Éden-Olympia — « cité de l'intelligence » et « future Silicon Valley européenne » — accueille des multinationales et leurs cadres supérieurs, attirés par la beauté du lieu et par l'impression d'efficacité et de sécurité qu'il dégage. C'est dans ce cadre idyllique que Paul Sinclair accompagne, à bord de sa Jaguar millésimée, sa jeune femme médecin, Jane, choisie pour remplacer le docteur David Greenwood au poste de pédiatre de la luxueuse clinique rattachée au parc. Ledit David Greenwood a défrayé la chronique en assassinant dix personnes — dont sept cadres supérieurs — au cours de ce qui semble avoir été une crise de folie soudaine, avant de retourner son arme contre lui-même.
Tandis que sa femme s'immerge dans un travail harassant, Sinclair, qui se remet des suites d'un accident d'avion, investit son temps libre dans l'exploration d'Éden-Olympia, microcosme chargé de secrets. Surveillé de près ou de loin par l'énigmatique vigile Frank Halder, il finit par reconstituer le mortel parcours de David Greenwood et découvre, à l'écart du monde contingent, une étrange culture d'entreprise...
Dans son vingt-sixième roman, J. G. Ballard montre jusqu'à quelles extrémités peuvent mener les rêves de capitalisme à outrance et laisse entrevoir un ultime moyen d'y échapper.
Critiques
En s'intéressant aux psychés mutantes de microcosmes bourgeois dans des environnements hyperfonctionnels en vase clos, où loisirs et intimité sont aliénés par les normes sociales en vigueur, La Face cachée du soleil amorçait en 1996 un nouveau virage — auparavant annoncé par des textes plus courts comme Sauvagerie — de l'œuvre ballardienne. Quatre ans plus tard, son livre jumeau, synthèse explosive de la plupart des grands thèmes de l'auteur, enfonçait le clou, et transposait lui aussi I.G.H. dans la postmodernité, avec son horizontalité diffuse.
Cette fois, c'est Eden-Olympia, technopole située sur les hauteurs de Cannes et inspirée de la Sophia-Antipolis niçoise, qui fournit le cadre du roman. C'est dans ce vaste complexe scientifique expérimental réunissant chercheurs et habitations, et permettant une disponibilité professionnelle optimale, que l'homme nouveau, puissant de corps et d'esprit, est élaboré. Mais c'est également ici qu'un drame impensable a eu lieu : le sage professeur Greenwood, un homme sans histoires, a tué sept personnalités du complexe avant de se donner la mort. Comment, dans cette perfection de luxe, de propreté, de services et de cerveaux, a-t-il pu être atteint d'une telle folie meurtrière ?
Forcé à l'inactivité par un malheureux accident d'avion, et marié à Jane, une chercheuse nouvellement nommée à Eden-Olympia, Paul Sinclair profite de son temps libre — une anomalie à Super-Cannes — pour éclaircir l'affaire. Il découvre au fil de ses investigations la face cachée d'Eden-Olympia : privés de liberté par l'autosuffisance du parc d'activités, les résidents semblent avoir développé un nouveau type de loisirs, motivé avant tout par le besoin impérieux d'évacuer les tensions, exacerbées par l'organisation du complexe. Autrement dit, ces sommités intellectuelles ont recours à la violence — voire à la barbarie — comme palliatif, et multiplient les ratonnades, viols et autres vandalismes. La psychopathologie y agit comme une thérapie de groupe : les hommes se défoulent en bandes, avec une brutalité inouïe, et la vie d'une poignée d'individus ne vaut rien face à la pérennité de la communauté.
Ballard insiste avec une grande subtilité sur les descriptions des lieux, leur donnant vie par métaphore ou métonymie ; de cette manière il redonne au corps sa réalité charnelle, mise à mal par un environnement trop normé, trop aseptisé : les blessures abondent dans Super-Cannes, généralement bénignes, mais révélatrices de ce besoin intense d'exister par-delà les conventions sociales. Et celle de Paul Sinclair, qui l'empêche de voler, l'empêche aussi de rêver, de s'évader de la prison dorée d'Eden-Olympia, monde clos plus aliénant encore que l'Estrella de Mar de La Face cachée du soleil, plus dangereux que les I.G.H., et infiniment plus effrayant que les cataclysmes du Quatuor de fins du monde évoqué plus haut.
S'il y a bien quelque chose que déteste Jim Ballard, c'est le calme ensoleillé des stations balnéaires. Il le déteste d'une manière viscérale, obsessionnelle, qui donne à penser qu'il n'y est pas indifférent. A travers plusieurs de ses œuvres, il semble lutter avec la dernière énergie contre un puissant tropisme qui l'attire inexorablement vers un insidieux piège d'azur. Qui se soucierait d'un piège sans attrait ni appât ?
La plage, le soleil, l'azur sont chez Ballard autant d'objets mortifères. Ce calme, c'est de la langueur. Tout au long de son œuvre, on retrouve cette ambiance, dite ballardienne, qui revient comme un leitmotiv : de la station balnéaire à la technopole, sous le soleil s'étend l'empire de la neurasthénie. Sous ce soleil, l'esprit passe comme les couleurs d'une robe bon marché. L'esprit s'y engourdit, se liquéfie et s'évapore avec la sueur au bord des piscines indigo. On y atteint cet anesthésiant bien-être qui succède à l'orgasme. Comment dès lors s'étonner que le sexe s'exacerbe jusqu'à l'obsession ? Dans l'air pur de la Méditerranée — et d'autres lieux ballardiens — , les esprits sont glauques, les sensibilités engluées comme des oiseaux dans le mazout.
Ce qui ne saurait surprendre d'une station balnéaire prend un relief incroyablement saisissant dans le cadre d'un parc d'activité. Là, à Eden-Olympia (EO), des intelligences tournent en mode automatique. Le parc est conçu comme une bulle émotionnelle. La vie sociale est réduite à sa plus simple expression. Le travail est censé y pourvoir. Censé seulement. A propos des luxueuses villas pour cadres stratégiques qui s'étendent sur les hauteurs de Cannes, les propos du Dr Penrose sont édifiants. « ... station dortoir où les gens dorment et se lavent. Nous concevons le corps humain comme un esclave obéissant qu'il faut nourrir, doucher et calmer avec juste ce qu'il faut de liberté sexuelles. » (p. 27) « Juste », c'est violence, sadisme et pédophilie. Parce que « juste » sous la surface d'azur des apparences grouillent des hydres fantasmatiques ignominieuses.
Eden-Olympia est une sorte de « Loft » grandeur nature avec ses caméras obsessionnelles, son ultraviolence hypocrite et son psy, Wilder Penrose, en marionnettiste cynique à souhait qui propose viols, ratonnades et mieux en guise de thérapie... Derrière l'écran du panoptique l'envers d'EO est très noir. A quoi peuvent bien servir tous ces pauvres, toutes ces putes, tous ces immigrés, sinon de défouloirs pour cadres sup' et autres décideurs de licenciements ? A quoi peuvent bien servir l'argent et le pouvoir, sinon à imposer sa volonté ? Et comment l'éprouver si ce n'est en faisant souffrir son prochain comme un gosse qui arrache les ailes des mouches ? Mine de rien, Ballard brosse un portrait sulfurique d'une certaine nature humaine.
Paul et Jane Sinclair arrivent donc à EO ; lui, convalescent ; elle, pédiatre, vient remplacer David Greenwood mort tragiquement après avoir abattu une demi-douzaine de cadres du parc. Mais pourquoi diable a-t-il pété les plombs ? Les a-t-il vraiment pétés, d'ailleurs ? Et voilà Paul Sinclair métamorphosé en fox terrier... EO a eu peur et c'est mauvais, ça ne doit pas se reproduire. A cette fin, et pour protéger son délire visionnaire, Penrose est prêt à prendre des risques avec ce naïf de Paul Sinclair.
Super-Cannes est un roman dévastateur d'une puissance formidable. Ce n'est pas un livre de science-fiction, c'est un chef-d'œuvre qui en a l'esprit et la démarche. C'est de la littérature férocement en prise avec notre époque, lourde de sens. Ballard n'a que faire des artifices du thriller, sa plume est un scalpel qui met à nu les obscurs tréfonds de l'âme humaine. Et ce qu'il met au jour n'a rien de folichon. Il y souffle l'esprit du roman noir. L'éthique n'est plus désormais que l'affaire de desperados comme Greenwood. On établira le lien avec la criminalisation médiatique des militants antimondialisation de Seatle, de Gênes ou Davos... Super-Cannes, où quand l'assassinat moral est l'ultime rempart contre viols, snuffs, ratonnades et meurtres sanitaires... Lisons Ballard avant qu'une bonne part de l'Humanité n'ait plus d'autre raison d'être que de servir au défoulement d'une élite s'abandonnant à ses penchants bestiaux et sanguinaires parce qu'elle en a le pouvoir, car la force serait son droit.
Bien sûr, s'il vous faut absolument du « blaster » à tous les chapitres, mieux vaut choisir un autre livre. Mais si un peu de littérature ne vous rebute point, si vous préférez appréhender la réalité avec un angle décalé, si vous refusez de vous laissez éblouir par le soleil azuréen, ce roman est pour vous. Super-Cannes n'est rien moins que le roman qu'il faut avoir lu en ce début de siècle. C'est l'espoir du lecteur enfin imprimé, sa raison de lire. On y trouve l'essence de la littérature : un pouvoir de faire sens à nul autre pareil, de révéler l'ordre du monde.