William GIBSON Titre original : Pattern Recognition, 2003 Première parution : États-Unis, New York : G.P. Putnam's Sons, février 2003 (relié)ISFDB Cycle : The Blue Ant Trilogy vol. 1
AU DIABLE VAUVERT
(Vauvert, France) Date de parution : 2 septembre 2004 Dépôt légal : juillet 2004, Achevé d'imprimer : juillet 2004 Première édition Roman, 494 pages, catégorie / prix : 23 € ISBN : 2-84626-072-9 Format : 13,0 x 19,8 cm✅ Genre : Science-Fiction
Couverture : OFF paris. Photo : Olivier Fontvieille.
« Nous n'avons aucun futur car notre présent est volatile. Nous nous contentons de gérer les risques. De faire tourner les scénarios du moment. D'identifier des schémas... »
Consultante en design de réputation internationale, fille d'un ponte de la sécurité américaine présumé mort le 11 Septembre 2001, Cayce Pollard se voit confier une mission très spéciale : trouver le créateur de mystérieux clips vidéo diffusés sur le net. Le courant underground qu'il génère dans le monde entier intéresse son nouvel employeur bien plus que l'argent.
Mais après l'effraction de son appartement Londonien, le piratage de sa boîte mail et le vol des dossiers de sa psy, prise dans les mailles du marketing, de la mondialisation et de la terreur, de Londres à Tokyo et Moscou, Cayce va poursuivre un secret aussi dérangeant et fascinant que le vingt-et-unième siècle promet d'être...
« Identification des schémas est le meilleur livre de Gibson depuis qu'il a réinventé toutes les règles avec Neuromancien. Il porte sur notre présent le regard d'un maître en extrapolation et nous le montre comme nous ne l'avions jamais vu. »
Neil Gaiman
William Gibson vit à Vancouver avec son épouse et leurs deux enfants. Ecrivain traduit dans le monde entier, il est l'auteur de Neuromancien, Comte Zéro, Mona Lisa s'éclate, Gravé sur chrome, Lumière virtuelle, Idoru et Tomorrow's parties.
Critiques
Casey Pollard est une « chasseuse de cool » : son métier consiste à arpenter les capitales mondiales pour y repérer les tendances et orienter les agences de publicité des grandes marques dans la conception de leurs logos. Métier a priori très plaisant, sauf lorsqu'on souffre, comme Casey, d'une véritable phobie des marques et de certains emblèmes tel le Bibendum Michelin. Ses propres « UC » — « Unités Casey », à savoir ses vêtements — sont systématiquement dégriffés par ses soins ou choisis pour leur intemporalité et leur neutralité.
Le temps que Casey ne consacre pas à son travail, elle le passe devant un ordinateur, branchée sur un forum qui analyse le « Film ». Une communauté d'internautes s'est formée autour de ces scènes vidéo lâchées à intervalles réguliers sur le net, et dont on ne connaît ni la provenance ni la véritable nature : les scènes sont-elles à prendre dans l'ordre chronologique de leur diffusion ou devront-elles être remontées ? Le Film a-t-il été réalisé dans son intégralité puis diffusé par séquences ou est-il en perpétuelle construction, chaque segment mis en ligne dès son achèvement ? Quelle peut bien être la ville mystérieuse qu'on devine en arrière plan ? Autant de questions que les aficionados passent des heures à discuter.
La vie déjà mouvementée de Casey va prendre une autre tournure lorsque son employeur lui propose d'utiliser ses talents précisément pour remonter jusqu'à l'origine du Film, lui offrant un crédit illimité par pur amour de l'art. Casey quitte ainsi le Monde-Miroir — l'Angleterre — pour courir les rues de Tokyo et de Moscou à la recherche d'une origine toujours fuyante. Tout au long de ces pérégrinations, elle sera coincée entre amis bienveillants rencontrés sur le forum et traîtres qui se dévoilent petit à petit.
L'intrigue d'Identification des Schémas se situe dans un futur très proche, sinon quasi actuel. Sa trame n'est donc pas purement science-fictive. La plume de Gibson, tour à tour sèche et froide puis étrangement poétique, excelle particulièrement à saisir l'essence des villes visitées par Casey. C'est un roman résolument postmoderne qui oscille entre les simulacres omniprésents de Baudrillard et la théorie du complot de Jameson. Car Casey est l'une des dernières en ce monde à rechercher l'origine maquillée, sous toutes ses formes. Elle résiste à la mode insipide à force de métissage des influences, en chérissant par exemple son blouson qui date de la seconde guerre mondiale. Elle ne saurait non plus se contenter d'être l'exégète d'une œuvre en perpétuelle évolution et se lance sur les traces d'un mystérieux créateur qui prend plaisir à brouiller sa piste par des intermédiaires étrangers et des codes quasiment impossibles à « cracker ». Elle en profite en chemin pour tenter d'apprendre ce qui a pu arriver à son père, ancien agent secret américain, disparu à New York le 11 septembre 2001. Son plus proche ami, l'Anglais Damien qui lui prête son appartement londonien, essaie lui aussi de déterrer — littéralement ! — les origines d'un conflit local ensevelies dans un charnier russe.
Ces derniers résistants conscients du mélange uniforme qui fait leur quotidien n'en cèdent pas moins à la paranoïa du complot : l'appartement de Casey et celui de Damien n'ont-ils pas été « visités », les fichiers de leur ordinateur commun déplacés ? Casey ne serait-elle pas filée à chaque instant ? La découverte de l'origine est au prix de ces obsessions. Les marques, les clichés littéraires et les scenarii possibles ne sont après tout que quelques schémas de plus que l'homme passe sa vie à identifier.
Casey, constamment en transit comme les personnages de Jusqu'au Bout du Monde de Wim Wenders, ne cherche qu'un point stable, un lieu qui permettra enfin à son âme, laissée à la traîne à cause d'un décalage horaire jamais comblé, de la rattraper.
Identification des Schémas est l'un des meilleurs romans de l'auteur du révolutionnaire Neuromancien. Ici, Gibson montre avec éclat son aptitude à se renouveler, et pour ne rien gâcher, son texte bénéficie d'une excellente traduction de Cédric Perdereau.
Cayce Pollard est un chasseur de cool. Cette jeune femme est employée par des trusts internationaux pour prendre le pouls de la rue, anticiper les tendances, reconnaître avant les autres un schéma. Cette empathie symbolique se double d'une allergie aux marques. Cayce, depuis l'enfance, ne supporte pas les logos, au point de faire dégriffer ses vêtements et de lutter contre l'omniprésence des icônes par la récitation d'un mantra personnel : « Il a pris un canard en pleine tête à deux cent cinquante nœuds. » Une formulation insensée, qui annule le surcroît de sens, mais ne lui permet pas d'oublier la tragédie mondiodiffusée du 11 septembre. A nouveau un excès de voir, qui, paradoxalement, a vu son père disparaître. Cayce, dont l'activité professionnelle exige l'immersion dans la foule, compense ces contacts forcés par une vie affective distante. Ses proches sont lointains, toujours en voyage, et pour le reste elle n'entretient que des amitiés virtuelles sur les forums consacrés au Film. Cent trente quatre fragments diffusés sur le net, que l'on peut accoler, diviser, remonter, ou prendre isolément. Nul ne sait s'ils forment un tout ou un tas, un agrégat plastique et polysémique ou une continuité narrative. Mais une chose est sûre, le Film est une authentique révolution dans la stratégie promotionnelle. C'est pourquoi Hubertus Bigend, fondateur de Blue Ant, s'intéresse au phénomène. Aussi engage-t-il Cayce qui bénéficiera de fonds illimités jusqu'à ce qu'elle identifie l'origine du schéma.
« Le ciel est un grand dôme gris strié de condensation effilochée », nous dit William Gibson page 18, façon d'en finir avec le célèbre : « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service », qui ouvrait Neuromancien. Car évoquer le cyberpunk serait ici une erreur, la meilleure façon de louper le roman. Par définition, on ne devient prophète qu'a posteriori, une fois les prédictions réalisées. De manière fort habile, William Gibson a, lors d'une récente interview, écarté le débat en affirmant qu'il n'avait pas prévu le succès des téléphones portables. Un simple détail qui lui permet d'abandonner l'étiquette de visionnaire cyberpunk. Tout comme son héroïne, Gibson dégriffe le costume que d'autres lui ont taillé. Identification des schémas renonce à l'anticipation au bénéfice du constat. Le passé n'est plus, ou à peine, enseveli sous les commentaires et la reprise. Ainsi, Cayce porte-t-elle une copie d'ancien blouson militaire, et ne supporte que les logos réinventés par des cultures étrangères, subsistant sans lien à la référence. Quant à l'avenir, il est définitivement hors de portée : « Bien sûr, nous n'avons pas la moindre idée de ce que les habitants de notre futur seront. En ce sens, nous n'avons aucun futur. Pas comme nos grands-parents en avaient un, ou pensaient en avoir un. Les futurs culturels entièrement imaginables sont un luxe révolu. » Le Film, et ses montages compossibles, a ainsi valeur de métaphore. On peut multiplier les récits sur l'avenir, en risquant de le figer dans une narration 1. Honnête aveu de la part de Gibson, qui entérine l'échec du cyberpunk. No future, donc. Cet état des lieux prend la forme d'une présence pleine au réel, sans distance ni délai. Tout est donné en vrac, ici et maintenant. Gibson délimite un champ d'apparition des phénomènes où chaque état du sujet est facteur d'inquiétude. Le temps est instable, par le simple fait des fuseaux horaires. L'espace perd tout repère à force d'être arpenté. No map for these territories, pourrait-on dire en reprenant le titre du documentaire consacré en 2000 à William Gibson. Le corps lui-même est privé de son intégrité, dans une société en lutte perpétuelle qui fait de la violence physique un recours par défaut. Cette incapacité à agir sur le donné oblige à une réception passive. Les accros du Film sont dépendants des images, Cayce Pollard absorbe les tendances, et les flirts de Magda, contrepoint de l'héroïne, assimilent les logos par diffusion pandémique. Une passivité assumée par Gibson qui préfère Ebay ou Google à la quincaillerie des néologismes cyberpunks. La perception panique de Cayce oblitère Neuromancien et son Case aux désordres neurologiques, simplement parce qu'il n'est pas besoin d'accumuler les prévisions quand la réalité est déjà saturée. De ce point de vue, Gibson retient une leçon déjà apprise par J. G. Ballard. Il suffit de faire sauter le plus petit point d'ancrage pour retrouver le chaos des faits. Les repères quotidiens, distribués autrement, n'ont plus pour fonction de rassurer. Cette perte du confort a son avantage, puisqu'elle autorise de nouveaux déchiffrements. Partiels, partiaux, et qui n'ont pas pour but d'épuiser le sens, car le réel est largement excédentaire. Tout discours sur le monde apparaît donc comme périssable. C'est pourquoi Identification des schémas est un grand livre, à déguster maintenant.
Notes :
1. Comme en témoignent les expériences scénaristiques de Gibson à Hollywood. Toutes se sont soldées par la réduction des innovations cyberpunk à une simple succession d'effets, dépourvus de contenu. [NDLA.]
Cayce Pollard (prononcer kéi-si) a un don pour deviner si un logo va « marcher ». Sa principale activité consiste donc à tester ceux que les compagnies s'apprêtent à lancer sur le marché. Mais ce n'est pas la seule ! Chez elle, munie de son iBook, elle surfe sur Internet, surtout pour chercher et échanger des informations sur le Film. Le Film est une œuvre dévoilée sur le net par fragments de quelques secondes, et ainsi devient-il peu à peu célèbre dans la société. Les fans lui vouent un véritable culte et les débats par mél vont bon train : le Film est-il une œuvre finie ou un « work in progress » ?... Bien sûr, l'auteur du Film garde l'anonymat et c'est lui que Cayce va chercher. Pourquoi et comment, à vous de le découvrir. Disons néanmoins que l'enquête va la faire voyager : Tokyo, Londres, Moscou...
Le roman ne contient pas d'élément surprise science-fictif : tout reste du domaine du possible dans notre quotidien actuel. Alors, direz-vous, Gibson n'écrit plus de SF ? Si et non. Non, car les plus branchés des lecteurs ne verront là qu'une mise en scène de leur propre monde. Si tout de même, car les autres seront malgré tout dépaysés par cette culture post — moderne où baignent les principaux acteurs du récit. Mais le débat n'est probablement pas là. C'est en effet dans la manière de raconter aussi bien que dans l'histoire elle-même qu'il faut chercher la cause de la réussite d'Identification des schémas.
D'abord, la richesse du texte, métaphores et autres éléments, demande une culture internationale pour être pleinement appréciée. Ensuite, les allusions au monde technologique et plus spécialement informatique sont nombreuses. On a ainsi des descriptions comme : « Ses lunettes seraient un 8, — pour le nez, / pour la bouche » qui renouvellent agréablement le genre ! Bien sûr, peu de lecteurs saisiront la totalité des connotations, mais cela ne nuit pas à la compréhension générale.
Gibson utilise aussi des techniques d'écriture variées. Fait des phrases sans sujet. Courtes. Ou plus longues. Des phrases sans verbe. Puis, tout coule à nouveau normalement et les mots s'enchaînent conventionnellement. La mise en page, soignée, vise à obtenir un certain effet.
Surprenant.
Ou alors plus banal. Soupir... Mais dans l'ensemble, vraiment bien, comme style !
Voilà pour l'emballage, mais qu'en est-il du contenu ? Si l'histoire ne relève plus vraiment de la science-fiction et que l'auteur combine les ficelles littéraires de façon sophistiquée, on peut espérer que cela sert une idée centrale importante. C'est le cas. Cette thèse est exprimée directement : il faut plus d'imagination pour faire le marketing d'un produit que pour le créer. L'histoire, crédible, en est une espèce de preuve comme l'était celle des Particules élémentaires de Houellebecq. Mais la comparaison s'arrête là, au bénéfice du nord-américain car son volume est d'une lecture plus joyeuse !
Et l'identification des schémas, dans tout ça ? Elle est évidemment liée au marketing et à l'espèce humaine. D'après Parkaboy (un complice de Cayce), l'homo sapiens vit pour l'identification, la reconnaissance de schémas. Mais je vous laisse découvrir tous les niveaux auxquels on peut les retrouver...
Il faut donc lire le dernier Gibson pour ses nombreuses idées, pour son mode de narration bien plus recherché que l'ordinaire ou tout simplement pour son intrigue plausible. Il faut aussi le lire pour mieux connaître notre monde. Car vous l'avez compris : nous vivons en pleine science-fiction ! 8-/