Lorsque Godwin Baxter découvre à la morgue de Glasgow, le corps d'une jeune femme suicidée enceinte de près de neuf mois, il est pris d'un furieux désir de la rendre à la vie en utilisant le cerveau du fœtus. Fils naturel du grand chirurgien sir Colin, il va effectuer une greffe étonnante qui fera d'elle Bella Baxter, femme d'une vitalité exceptionnelle.
McCandless, son ami et condisciple de la faculté de médecin, en tombe éperdument amoureux. Ni le long périple d'un an de Godwin et Bella ni la fuite de celle-ci avec Duncan Wedderburn ne le fera renoncer à sa passion. Il emménage alors chez Godwin et tous deux suivent de loin les péripéties de Bella. Face à un monde victorien étriqué, que va-t-il advenir de cette créature sans préjugés et spontanée comme un petit enfant, dans un corps de femme épanoui ?
Dans un style baroque flamboyant, ce splendide pastiche du roman gothique anglais nous entraîne, avec un humour inénarrable, à travers un univers où tout devient possible, un endroit où fantasmes et fantaisies prennent le pas sur le réel. Le lecteur ressort comblé de cette aventure époustouflante.
Godwin Baxter fait partie de la grande famille des savants fous du XIXe siècle, de ces médecins géniaux mais incompris de leurs pairs, qui rivalisent avec Dieu à l'image d'Esculape lui-même. Godwin est d'ailleurs surnommé « God », ce qui a le mérite de la clarté, au moins dans la version originale. Ainsi, il pourrait être le cousin de Frankenstein, de Moreau, de Jekyll, de Lerne et de bien d'autres...
Son expérience est cependant inédite : il transfère, par intérêt purement personnel, le cerveau d'un bébé dans le corps d'une femme adulte, sa mère en l'occurrence. Passons sur les problèmes posés par cette intervention puisque l'auteur ne l'aborde absolument pas sous un angle scientifique moderne — une compatibilité tissulaire entre une mère et son enfant est par exemple impossible — et insistons plutôt sur l'abomination que représente ce geste. En effet, God pourrait se contenter de sauver l'enfant et de le laisser mener une vie ordinaire. Pour tenter son étrange expérience, il doit certes faire revivre un cadavre à la manière de Frankenstein, mais il doit surtout sacrifier un bébé normal.
Mais peu importe l'intervention, le sujet du livre n'est pas là. Si Alasdair Gray utilise cet artifice, c'est pour confronter à la société victorienne un être vierge de préjugés et surtout vierge d'éducation. L'expérience est une totale réussite : enchâssé dans un corps d'adulte, le cerveau du bébé subit une maturation accélérée qui lui permet en quelques mois de marcher, de parler, même si son langage demeure étrange, et d'écrire, bien qu'il n'utilise généralement que des consonnes.
Néanmoins, Bella — ainsi se nomme la créature — demeure un être pur, c'est-à-dire foncièrement amoral, car ignorant la notion même de morale. Bella navigue au gré de ses caprices et de sa fantaisie enjouée, passant d'hommes en hommes sans conscience du mal. Mais confrontée à la réalité d'une société austère et hypocrite, puis à la misère du monde, elle va devoir en affronter l'horreur. « Les enfants très pauvres apprennent de leurs parents à mendier, à mentir et à voler — sinon ils ne survivraient pas. Les parents cossus disent à leurs enfants que personne ne devrait mentir, voler ou tuer, et que l'oisiveté et les jeux de hasard sont des vices. Puis ils les envoient dans des écoles où ils souffrent s'ils ne déguisent pas leurs pensées et leurs sentiments et où on leur apprend à admirer des voleurs et des meurtriers comme Ulysse et Achille, Guillaume le Conquérant et Henry VIII. Cela les prépare à vivre dans un pays où les riches utilisent les lois parlementaires pour priver les pauvres de logis et gagne-pain, où on accroît les revenus du capital en jouant à la bourse, où ceux qui possèdent le plus travaillent le moins et s'amusent à la chasse, aux courses de chevaux, et en poussant leur pays à la guerre. Vous trouvez ce monde horrifiant, Bell, parce que vous n'y avez pas été conformée par une éducation appropriée. » (p.139)
Bella est-elle un monstre ? A l'évidence non. Ce n'est pas un hasard si le titre est au pluriel. Les « pauvres créatures », ce sont Godwin et tous ces hommes qui seront séduits par l'insoutenable légèreté de Bella, sans jamais pouvoir assimiler son incroyable liberté de pensée.
Cette formidable fable bénéficie d'une présentation des plus attrayantes, prenant la forme de mémoires authentiques, comme les « Episodes de la jeunesse du docteur Archibald McCandless, officier de santé publique écossais », qui seraient édités et annotés par Alasdair Gray. Il est agrémenté de portraits, de gravures et notamment de nombreuses planches anatomiques sans rapport avec l'intrigue mais qui concourent à l'ambiance générale. Quelques pages reproduisent également les notes tachetées de Bella, qui ailleurs s'essaye à écrire à la façon des sonnets de Shakespeare !
Superbement écrit, Pauvres créatures est un roman brillant, inventif, à la fois fortement sensuel, terriblement intelligent et furieusement drôle. Un véritable régal, en forme de pastiche des pionniers de la SF, doublé d'une satire sociale et politique qu'aurait sûrement appréciée le très socialiste H.G. Wells.
Vrai génie de la littérature honteusement peu connu en France, Alasdair Gray poursuit inlassablement expérimentations, délires narratifs joyciens ou autres romans majeurs sous une fausse forme mineure, l'ensemble constituant une seule et même œuvre aussi impeccable qu'unique. Essentiellement publié aux éditions Métailié, dont on ne se lasse pas de vanter la justesse de vue, Alasdair Gray s'offre un petit plaisir avec Pauvres créatures : proposer une relecture radicale de Frankenstein, via une histoire rocambolesque et évidemment (c'est une habitude) politique. A travers l'histoire de Bella Baxter, jeune femme suicidée, ressuscitée via la greffe du cerveau de son fœtus presque à terme, Alasdair Gray orchestre la confrontation d'une enfant sans tabou (dans un corps d'adulte) à la société victorienne dans ce qu'elle a de plus rétrograde. Mais sous couvert de satire du XIXe siècle, c'est essentiellement le XXe que Gray assassine avec humour, cynisme et compassion, pour un résultat aussi brillant qu'étourdissant. Alors que la belle virevolte d'amants en amoureux, elle découvre à quel point le monde est affreux. Pour son tuteur et sauveur, expliquer à quel point la planète est malade relève de l'impossibilité pure et simple. Mais Bella Baxter est tout sauf stupide, et sa naïveté lui procure un regard aussi lucide que vivifiant sur l'humanité. Comme à son habitude, Gray émaille le texte d'appendices, d'explications universitaires et de documents authentiques, mariant avec un plaisir évident fiction et réalité, le tout avec un humour pince sans rire très british, mais incroyable de justesse. C'est d'ailleurs ce mélange d'humour désespéré et de désespoir humoristique qui donne au livre toute son ampleur. Roman passablement allumé, pamphlet politique libertaire, manifeste féministe percutant et remuant, Pauvres créatures est tout bêtement un chef-d'œuvre. Simple, modeste, pas prétentieux pour un shilling, mais chef-d'œuvre quand même. Avis.