Qui pense encore que l'université française est sourde aux littératures de l'imaginaire ? Voici un essai qui les étudie avec ferveur et rigueur, et pas par le petit bout de la lorgnette : Anne Besson, maître de conférences en littérature comparée à Arras, ne s'est pas contentée d'une petite analyse timide, du bout des lèvres, mais a embrassé les cycles les plus vastes dans une thèse brillante dont ce livre est la version « grand public ». Les
Cantos d'Hypérion, le cycle des
Robots et celui de
Fondation, le cycle de la
Ligue de tous les mondes de
Le Guin, lus et étudiés
in extenso, n'en constituent qu'une petite partie du corpus, qui compte aussi, par exemple, un cycle de
Stephen King, la trilogie marseillaise de Jean-Claude Izzo, la série de
Fantômas ou des
Brigitte, celle des
Princes d'Ambre... ou le cycle de la
Terre du Milieu de
Tolkien.
D'Asimov à Tolkien a gardé le meilleur de la thèse en allégeant ce que ce genre de production académique peut avoir d'un peu lourd. Deux parties répartissent une analyse qui va des faits aux interprétations : « Le cycle romanesque : définitions et analyses » pose les méthodes et les termes de l'enquête, avant que « Cycles et passage du temps » propose une interprétation des ensembles romanesques fondée sur une lecture du temps qui s'y déroule, s'y épaissit, y prend forme et y fait sens. Du début à la fin de l'ouvrage, une question fort simple mais essentielle guide le travail :
pourquoi lit-on des cycles ? En décidant de chercher la réponse en étudiant
comment on lit le cycle, Anne Besson obéit au principe de base qui donne aux études littéraires une méthode scientifique : ici, pas de postulat, mais une hypothèse critique fondamentale (les cycles romanesques répondent à un besoin existentiel plus profond que la simple rentabilité commerciale), et le test de cette hypothèse sur le corpus le plus représentatif possible, avant une proposition de réponse qui synthétise les résultats : les cycles littéraires opèrent
la mise en cohérence d'une continuité gagnée sur le discontinu. Et s'il a fallu une thèse de 720 pages pour le démontrer, c'est parce que chaque cycle a été observé précisément dans ses continuités et dans ses discontinuités, et dans les différents étages de cette mise en cohérence qu'il accomplit : comment les accidents des péripéties et des rebondissements sont peu à peu intégrés dans une narration qui leur donne une nécessité, ou pour le dire plus simplement, comment l'inconnu est progressivement intégré au connu. Bien entendu, l'étude peut se poursuivre, et on peut se donner le plaisir de chipoter sur deux ou trois détails de cette énorme enquête (les universitaires ne s'en sont pas privés, et continueront...) : par exemple, pourquoi ne considérer que les « littératures de genre » ? Les cycles médiévaux, les Rougon-Macquart ou autres cycles de la littérature légitimée ont-ils une spécificité ? On peut aussi réfléchir à l'opposition que fait Anne Besson entre cycle et série, dont elle oppose les deux visions du temps : temps figé dans la série, temps orienté dans le cycle. Certaines propositions des chercheurs en études médiatiques, notamment au Québec, suggèrent que la série possède bien une temporalité, mais qui demande à être analysée dans la dynamique d'une lecture originale : le lecteur de séries constitue peu à peu une sorte de compétence, ou de connaissance, qui modifie ses attentes au fil des volumes successifs ; du coup, même si la série répond à des impératifs de stabilité qui annulent la progression du temps dans ses récits (Superman ou
Perry Rhodan demeurent à peu près les mêmes au fil des ans et des épisodes), c'est la consommation qui en est faite qui change et atteint progressivement les seuils d'une lecture (délicieusement) « perverse », lecture d'initiés ou de « fans » capables de tirer un plaisir spécifique du moindre détail interprété sur le fond stable des récits.
Mais que ce débat puisse être ouvert n'est pas le moindre mérite de l'excellent livre d'Anne Besson. Un autre, que l'universitaire qui signe cette critique veut souligner dans
Galaxies, sera peut-être de fissurer les murs des « ghettos » ou des « forteresses » dans lesquels les littératures dites de l'imaginaire restent entre soi... en s'isolant des études littéraires générales.