Ames sensibles au déballage de tripes, aux giclures de sang, aux actes sexuels un rien pervers et à l'odeur des humeurs corporelles encore chaudes s'abstenir. Bien que le roman de Michele Serio ne relève pas du gore, il est tout de même déconseillé de le lire juste après le petit déjeuner.
Naples, victime d'un vent de folie, est le théâtre d'événements aussi absurdes qu'inexplicables : les rêves les plus insensés prennent forme dans la réalité, les morts cultivent la très désagréable habitude de revenir reprocher leurs crimes aux vivants (quand ils ne prennent pas purement et simplement possession de leur corps), d'étonnantes boules de chair munies d'une griffe acérée, qui se révéleront être un collectif de fœtus ayant survécu à leur avortement, reviennent se venger... Bref, on pourrait dire que tout va mal. Mais ça serait sans compter sur la formidable faculté des Napolitains à s'adapter aux situations les plus incongrues. Ces derniers sont en effet tellement occupés à contempler leur nombril qu'après tout, si ces bizarreries ne les concernent pas directement, quel besoin de s'en soucier ? Encore mieux : si le chaos généralisé peut servir l'intérêt de quelques-uns, pourquoi s'en priver ? C'est dans ce contexte délirant, oscillant entre conte fantastique, fable satirique et film pornogore trash, qu'évoluent les personnages de Michele Serio. Ne soyons pas dupes, il n'y a qu'un protagoniste : Naples, dont chaque représentant est une manifestation, un avatar illustrant tel ou tel travers de la société napolitaine. Serio dénonce le comportement de ses concitoyens avec une intelligence piquante et une méchanceté bon enfant. En leur donnant par exemple les visage de Carla, la publiciste rebelle à l'ambition ravageuse ; de Gennaro, son ex, gigolo bisexuel prêt à tout pour quelques lires ; de Wanda, sa collègue nymphomane et zoophile à ses heures perdues, première victime des fœtus vengeurs ; d'Angelo O'Cardillo, le chef de la camorra, qui doit défendre sa réputation face à des pressions de plus en plus grandes (pas facile quand on a perdu tout intérêt pour le crime et que seule la Vénus de Milo arrive encore à vous faire bander). Il y a aussi Martucci, le chef de la police, de plus en plus incapable de contrôler la situation (il faut dire que sa prostituée extralucide attitrée a une fâcheuse tendance à ne plus le satisfaire), et son adjoint, le bien nommé Adjoint, bossu à force de courber l'échine, qui rêve de diriger un monde à son image : saisi de scoliose généralisée. Il y a encore Raffaele, qui, pour le meurtre accidentel d'un plongeur, est poursuivi par la guigne toute sa chienne de vie durant. Attendez, attendez, il y a aussi... et aussi...
On l'aura compris, Pizzeria inferno foisonne d'histoires toutes plus jubilatoires et délirantes les unes que les autres, entrelacées à la manière d'un recueil de nouvelles qui aurait fait la rencontre fortuite d'un sèche-linge. Il s'agit tantôt de tranches de vie des personnages lâchés dans le chaos ambiant, tantôt de véritables biographies à la manière des chansons populaires. A tel point qu'il y a forcément un moment où l'on se demande : « mais de quoi parle ce bouquin, déjà ? » La trame narrative est effectivement un peu dure à suivre car tout sauf linéaire. Le lecteur, cependant, bientôt victime de napolitanite aiguë (victime consentante, pour peu qu'il survive à certaines scènes « trashissimes », comme par exemple le viol anal de Carla par un squelette), pourra répondre lui-même à cette question : « Aucune importance, jouissons de l'instant présent. » Car ici, l'inconséquence, la superficialité et la démesure sont élevées au rang de vertus. Ici, les méchants gagnent à la fin et les bons sont châtiés pour leur manque de discernement. Bien fait !
Pour immoral que puisse paraître ce renversement des valeurs, il n'en résulte pas moins d'une tradition populaire dont les origines remontent loin. Ainsi retrouve-t-on dans Pizzeria inferno les deux célébrations populaires médiévales que sont la Fête des Fous et le Carnaval, célébrations exutoires et païennes par essence, fêtes du renversement des valeurs où on laisse s'exprimer l'animal qui habite en chacun, notre part bestiale. Ainsi la société s'en trouve régénérée, exorcisée de ses instincts les plus bas.
Voici donc ce dont il est ici question, cette régénération par le bas : Naples doit être purgée car le jour du jugement dernier approche et le salut vient des anges vengeurs (ou des fœtus revanchards, peu importe) qui opèrent leur sélection. Seuls les vrais Napolitains seront sauvés. Les autres, les victimes qui se lamentent sur leur sort, comme Raffaele, ou les saintes qui prétendent regarder la réalité en face, comme la Nounou d'Iris, peuvent aller se faire foutre ! Leur monde est triste, Naples n'est pas faite pour eux.
A la réflexion, oui, c'est profondément immoral.
Mais génial.
Thibaud ELIROFF
Première parution : 1/7/2003 dans Bifrost 31
Mise en ligne le : 22/1/2005