«...qui pourrait être encore Dieu, dans un tel foutoir ? Et qui oserait s'en revendiquer ? »
Grande-Ville.
Cité-monde polluée, inique, ultraviolente, déchirée par une guérilla dont les factions même ont oublié l'origine.
Grande-Ville.
Cité-labyrinthe au ciel de suie peuplé de vautours mutants qui, sans relâche, prélèvent en nuées leur écot sur une population terrifiée.
Grande-Ville.
Cité-tombeau d'un monde assassiné par l'incurie humaine...
Du haut des trois cents étages de l'immeuble de la Gormac, dans le quartier sécurisé des Justes, John Stolker, héritier de l'empire Gormac, contemple Grande-Ville. Sa ville. Alors même qu'il inhale la première bouffée de « K. Beckin », le Monstre le toise et barrit. Démesuré, il emplit l'espace et trace bientôt son chemin de ruine.
John Stolker sait que le Monstre lui montre la voie, celle d'une vengeance nourrie par une haine froide et lucide. Aussi va-t-il régler ses comptes avec la terre entière : il suivra le Monstre...
Jusqu'au bout.
Thierry Di Rollo a publié plusieurs dizaines de nouvelles, notamment au Fleuve Noir et chez Denoël. Ecrivain culte pour certains, infréquentable pour d'autres du fait de l'extrême noirceur de ses récits, ses quatre premiers romans l'ont consacré comme la voix la plus tranchante de la science-fiction française.
Avec Meddik, récit d'une débâcle humaine et sociale sans équivalent, Di Rollo affirme son statut d'écrivain majeur au-delà de tout étiquetage de genre.
« Chez Di Rollo, il n'y a aucune compromission, aucun espoir, aucun rachat. Brillent une écriture efficace et une atmosphère persistante. »
(Libération)
Critiques
Il faut bien l'avouer : Thierry Di Rollo n'a pas sa place dans le Paysage Imaginaire Français. Pas le moindre gobelin, aucun combat au sabre laser, rien de ce qui fait la richesse de nos genres préférés. On trouve bien quelques animaux : chien (Number nine), rhinocéros (La Lumière des morts), hyène (La Profondeur des tombes), et ici éléphant ou vautours, mais pas trace de licorne ou de loup. Pourtant, ne nous y trompons pas, si Di Rollo n'a rien compris aux « attentes du marché, coco », s'il ne nous propose pas de trilogie en six volumes de 500 pages la pièce, c'est pour nous offrir bien plus que cela : un aller simple pour Humain-Land. Le matériau qu'il travaille, c'est les tripes. Celles de ses personnages — certains le lui reprocheront sûrement — et, surtout, les siennes. Ses livres sont remplis de son cœur, de son sang, et nous ouvrent les portes d'univers entiers. Et, qu'on le veuille ou non, il y a bien plus de noir dans l'univers que d'étoiles qui brillent. Alors oui, les romans de Di Rollo sont noirs, et celui-ci peut-être encore plus que les autres.
Si l'on pouvait trouver quelques excuses aux atrocités perpétrées par les « héros » meurtris des précédents ouvrages, John Stolker, personnage principal de Meddik n'a, lui, aucune circonstance atténuante. Pas même la drogue, qu'il consomme à outrance. Fils d'un Juste, la caste dominante sur Terre, vivant dans un immeuble de plus de trois cents étages surplombant Grande-Ville, Stolker est rongé par la haine. Haine de son père, Blöm (Blöm Stolker/Bram Stoker : le père comme vampire ?), tout-puissant dirigeant de la Gormac, n'hésitant pas à tuer des enfants lors de l'essai d'un prototype. Haine de la religion qu'on tente de lui enfoncer dans le crâne à coups de phrases toutes faites. Haine de ce qu'il deviendra s'il reste dans le quartier des Justes. La haine jusqu'à l'amour (ses « amis » Susie et Roman). La haine jusqu'à la mort. Après un premier meurtre, Stolker fuit le quartier protégé, pour plonger dans Grande-Ville, cité survolée par d'immenses vautours mutants prêts à emporter quiconque sortirait à découvert ou serait tué dans les combats d'une bien mystérieuse guérilla. Il peut alors laisser ses instincts meurtriers s'exprimer et rencontre, grâce à la drogue, l'éléphant géant qui sera son guide et son protecteur : Meddik (Meddik/Merrick : elephant man, l'autre visage de Stolker, monstre au cœur tendre ? Meddik/Mais Dick : hommage au maître ?...).
Et ces quelques lignes ne suffiront jamais à rendre compte de l'extrême richesse du roman écrit par Di Rollo. Il radicalise encore sa démarche artistique, non seulement dans l'horreur, mais également dans la construction de son récit, faisant de l'ellipse et de la métaphore des armes de dissection massive. Chaque fois que l'on croit percevoir ses intentions, il se dégage d'une pirouette et nous entraîne sur une autre voie. Ainsi Meddik est/n'est pas : un roman de S-F politique, une histoire d'amour, un pamphlet anti-religieux, un cri de rage, une ode à l'humain... Non, décidément, Thierry Di Rollo n'a rien à faire dans le PIF. C'est un écrivain. Un grand écrivain, auteur d'une œuvre exigeante dont je ne pourrais me passer.
Noir ! Très noir ! Âmes sensibles : passez votre chemin. Di Rollo est de retour et il n'est pas content. Dans Meddik, il se livre de nouveau à son activité préférée : l'exploration du versant sombre de l'âme humaine. Mais voyez plutôt :
Grande-Ville, futur indéterminé. Le monde a été avalé par la Cité dont les deux mamelles (Platon s'en retournerait dans sa tombe) se nomment désormais injustice et violence extrême. Les différentes castes qui composent la post-humanité (les Justes, les guérilleros, les Fidèles, les pauvres) meurent à petit feu sous l'action conjuguée d'une pollution endémique et d'une guerre urbaine dont le sens échappe au plus grand nombre. Ici, la terre est noire de déchets et de cadavres ; ici la mer est un immense lac fangeux ; et on ne peut même pas se tourner vers le ciel, car le ciel est vide, résonnant de l'absence de Dieu. Vide ? Mon œil. Dieu a été bouffé par des vautours mutants, voilà la vérité. Et après, pour satisfaire leur appétit, les volatiles ont commencé de se servir dans la population terrifiée, transformée en immense garde-manger (ou cage à lapins). Ailleurs, au-delà du ciel, sur la planète Mars terraformée, les colons abandonnés par la Terre ont inventé une autre société et tentent d'entretenir l'espoir d'un être providentiel en inventant du même coup une autre religion, celle du Messie Rouge...
Tout l'intérêt du roman gît donc dans la figure de l'Innommé, dans la tension que génèrent tour à tour la recherche et le refus de la divinité. De fait, on épouse la trajectoire singulière d'un natural born killer du futur dont la vie est, sera, hantée par cette énigme : Dieu. Conçu sans mère, élevé par un père qu'il méprise, John Stolker apparaît comme un être déboussolé qui ne trouve de réconfort que dans l'orgueil, le cynisme et la consommation excessive de drogues. Dès lors, la seule manière possible de combler la frustration née de désirs et de cauchemars plus grands que lui passe par l'apprentissage de la haine et du meurtre. Tueries de masse, tortures, exécutions sommaires, perfection du crime, d'un bout à l'autre de sa carrière — entamée sur la Terre et achevée sur Mars comme « scanner » au service des ennemis du Messie rouge — , Stolker n'aura de cesse de justifier sa vie en délivrant la mort. Dérive sanglante, pseudo mystique, d'un anti-héros nihiliste qui refuse Dieu mais le prend pour prétexte (car bizarrement « un homme a besoin de Dieu, peut-être, pour tuer — lorsqu'il ne croit plus en rien. ») et fait sienne la rhétorique de son absolue nécessité : « si Dieu n 'existe pas, il doit continuer à leurrer le monde, à peser sur l'esprit des hommes pour mieux les contenir, les humilier. » ; « Je ne crois pas en ce foutu Eternel, mais je me battrai jusqu'au bout pour qu'il puisse continuer à nous pourrir l'existence. »
Individu complexe, pétri de contradictions, pourrissant de l'intérieur et fou, Stolker est une des plus fascinantes inventions de l'auteur. Le roman ne tient d'ailleurs que par ses « exploits » tant on a l'impression que la SF sert ici de décor. Défoncé, nourri comme l'est Stolker de la férocité de son monde, Grande-Ville et la guérilla, les vautours, les visions sanguines de Mars finissent par devenir les métaphores d'un mental sordide, d'une violence hallucinée. On balance constamment pour lui entre pitié et mépris. Mais ne soyons pas dupe : manipulateur, Stolker l'est jusque pour ses lecteurs. Car, de lui ou de sa rage de destruction, qui mène l'autre ? En définitive, il reste toujours maître de son sort. Ainsi, de cette scène admirable où, confrontant son clone (si différent de lui), Stolker ne peut plus se résoudre à endosser le rôle de victime, il est possible de tirer une parabole qui vaut pour tout le roman : on choisit parfois la manière dont on descend en Enfer ; à tout le moins on choisit ses illusions.
Di Rollo est un artisan qui remet sans cesse son ouvrage sur le métier. Depuis Number nine les mêmes images fulgurent, d'une noirceur insondable et glaçante. On aime chez lui la plume trempée au jus du désespoir, la verve éruptive, monstrueuse, les visions récurrentes (les animaux africains — ici, l'éléphant nommé Meddik) qui fonctionnent comme des révélateurs, des allégories. Meddik... Merrick... Ubik... Dick... cette concordance de sons n'est sans doute pas le fruit du hasard. Di Rollo doit aimer les bizarreries de Lynch, et aime Dick, ça se sent (au moins dans les thèmes), même si Meddik se veut presque comme un anti-Trilogie Divine. De fait, ce sont deux écrivains ancrés dans leurs époques respectives. Là où Dick jouait au cabotin mystique, Di Rollo a bien compris que la religion n'était plus désormais qu'une histoire d'appartenance, de revendication (non de foi ou d'expérience personnelle) ; l'homme est ravalé au rang de mouton au milieu du troupeau des fidèles. La modernité — d'autant plus la modernité décrite par l'auteur — uniformise tout, même les âmes. Dans ce contexte, nulle comédie ne peut briller ; place à la tragédie. « Personne ne sera sauvé » pronostique inlassablement John...
Grande-Ville est une cité future au ciel obscurci par des nuées de vautours géants, ravagée par une guérilla urbaine dont personne ne saisit plus le sens. Ailleurs, sur Mars terraformée, une humanité nouvelle tente de s'inventer une autre société et même une autre religion, celle du Messie Rouge.
Meddik retrace l'itinéraire chaotique de John Stolker, de l'adolescence à la maturité, de la Terre à Mars. Adolescent haineux et saturé de drogues, conçu sans mère par un père méprisable, John a des envies de meurtre qu'il exploitera en devenant tueur, puis tortionnaire et enfin « scanner »...
Les romans de Di Rollo se suivent et se ressemblent, cohérents par leur noirceur insondable et leur désespoir insoluble. On y retrouve les mêmes images fulgurantes comme ces irruptions récurrentes d'animaux africains dans une réalité où ils n'ont plus leur place — ici, l'éléphant nommé Meddik, qui hante l'esprit torturé de John.
Ils se suivent, se ressemblent, mais sans jamais se répéter vainement. Au contraire, ils se complètent et se prolongent, variations subtiles autour de thèmes semblables, comme autant d'épisodes d'une vaste « tragédie humaine » où nulle comédie ne peut s'immiscer tant tout espoir de rédemption est anéanti. « Personne ne sera sauvé » répète inlassablement John...
Cette fois, l'intérêt de Meddik réside surtout dans la singulière dérive pseudo-mystique du protagoniste — que l'on ne peut évidemment qualifier de « héros ». Nihiliste, il nie Dieu et s'approprie la violence du monde qui l'entoure : « Cette boucherie dantesque m'appartient. D'une certaine manière, je la secrète, la provoque par ma seule nature d'être humain. Je ne peux refuser de prendre part au spectacle de ce que je suis. » (p.11) Mais le vide d'un monde sans Dieu ne lui suffit pas, car paradoxalement « un homme a besoin de Dieu, peut-être, pour tuer — lorsqu'il ne croit plus en rien. » Pour lui, « si Dieu n'existe pas, il doit continuer à leurrer le monde, à peser sur l'esprit des hommes pour mieux les contenir, les humilier. » Dès lors, il s'investit peu à peu dans une mission absurde : « Je ne crois pas en ce foutu Eternel, mais je me battrai jusqu'au bout pour qu'il puisse continuer à nous pourrir l'existence. » (p.191)
Personnage complexe, à l'étrange folie et aux contradictions assumés, John Stolker est à la fois fascinant, abject et pitoyable. Manipulateur, il n'est jamais tout à fait dupe de cette rage destructrice qui mène son destin. En réalité, il a le choix et l'a toujours eu. Lorsque, confronté à son double qui a suivi un parcours tout différent malgré un code génétique identique, des conditions de vie et un contexte social comparables, il ne peut plus apparaître comme une victime. On choisit ce que l'on est.
Une nouvelle fois, Di Rollo explore donc les aspects les plus noirs de l'être humain. La science-fiction ne sert ici que de décor, de révélateur, d'allégorie. La mégalopole et sa guérilla, les vautours, Mars ne sont rien d'autre qu'une sorte de paysage mental sordide témoignant de la violence hallucinée du personnage central.
Selon l'expression consacrée, Meddik est à déconseiller aux âmes sensibles. On peut pronostiquer que son ambiance malsaine rebutera bon nombre de lecteurs, que beaucoup d'autres seront passionnés par cette étrange descente aux Enfers et surtout qu'aucun ne restera indifférent... ce qui témoigne bien sûr d'une oeuvre dérangeante et peu banale.