Un récent numéro spécial de la NRF présentait une exceptionnelle moisson de nouvelles internationales, au nombre desquelles plusieurs textes fantastiques et un récit de SF d’Anthony Burgess, intitulé La muse. Cette nouvelle raconte l’histoire d’un Anglais du 21e siècle remontant le temps à la recherche de Shakespeare et de son secret. Mais cette fois, le « truc » de Wells et ses épigones est remplacé par la planète double chère à Colette Audry et le héros de l’histoire se retrouve sur une autre terre un soir de 1595. Il se trouve presque aussitôt face à face avec un Shakespeare comme seul Burgess – qui s’en est fait le très sérieux et très érudit historiographe – pouvait le décrire, le recréer plutôt. Je ne veux rien dire de la chute de ce récit étonnant et détonnant, si représentatif du talent de l’auteur, car je ne doute pas qu’il figurera bientôt dans un recueil traduit en français.
La folle semence est un roman qui date de 1962. Le fait d’avoir choisi de le traduire aujourd’hui, et d’avoir utilisé pour ce faire le talent d’Hortense Chabrier est pour beaucoup dans le plaisir que l’on prend à lire ce livre. Le génie de Burgess, c’est la force (littéraire, métaphorique) de sa vision, et il faut convenir qu’elle s’exerce directement sur nous qui sommes particulièrement sensibilisés, aujourd’hui, par cet angoissant problème qu’il aborde dans La folle semence : la surpopulation. Cela se passe bientôt et les protagonistes de cette tragi-comédie – Burgess fait du cinéma, ses personnages sont érudits et cabotins, comme lui ! – ont une certaine épaisseur qui impressionne…
Le Grand-Londres occupe tout le sud-est de l’Angleterre et Brighton, où vivent Tristram et Béatrice-Joanna Foxe, est un faubourg de la capitale. Tristram – appréciez, si vous connaissez bien vos classiques anglais, le clin d’œil malin à Sterne – est professeur dans une sorte de machine-à-instruire, un peu fou, obsédé par les circonvolutions et les sursauts de l’Histoire : il ressemble assez à Burgess… Son épouse est une fille saine, agressée sans relâche par la civilisation à outrance qui sévit autour d’elle, puis qui vient – au début du livre – la frapper d’une manière atroce. Le fléau, en ce monde de « tout-à-l’heure » n’est plus la guerre, qu’on a mis hors la loi, mais la démographie hypergalopante. Les mesures prises tiennent à la fois de Swift – le bon vieux Doyen Swift qui montre son nez presque à chaque page et dont l’auteur recherche à l’évidence la parenté – et de Mad. Tous les prétextes sont bons pour laisser mourir les enfants : chaque mort vaut aux parents une coquette somme d’argent et permet de fertiliser la terre nourricière d’un petit tas d’anhydride phosphoreux. Autre moyen d’enrayer la croissance démographique l’homosexualité encouragée par l’Institut de l’Homosex, dont le slogan est celui-ci : QUI DIT SAPIENS DIT HOMO… Au moment donc où débute le récit, Béatrice-Joanna éplorée accompagne au Ministère de l’Agriculture (eh oui !) la dépouille de son fils Roger, victime innocente du désir d’équilibre naturel des Dirigeants… La jeune mère éplorée reçoit l’indemnité qui lui est offerte par l’Administration puis s’en va retrouver son amant, qui n’est autre que Derck Foxe, le propre frère de son mari. Derck qui par pures conventions sociales (c’est un Haut-Fonctionnaire et un homme public) arbore la panoplie de l’homosexuel patenté, est en réalité un phallocrate endurci et particulièrement endiablé ce jour-là… Et, à quelques mois de cette soirée où elle a tenté d’oublier dans les bras de son beau-frère la mort de son jeune enfant, Béatrice-Joanna Foxe se découvre enceinte. Malédiction ! D’un part, Tristram, apprenant cela, devient fou-furieux ; et puis, d’un point de vue strictement social, c’est une faute difficilement pardonnable que d’avoir succombé à la tentation de la reproduction. Mrs Foxe s’enfuit donc chez sa sœur, mariée, à la campagne. Là, entourée des soins prévenants de son autre beau-frère, sorte de rustre mystique, elle mettra au monde deux magnifiques garçons qu’elle prénommera Derck et Tristram… Son mari, pendant ce temps, est victime des remous terribles qui secouent Londres. Les abus du régime policier ont fini par exaspérer le peuple qui se soulève. L’ordre social précaire est mis à mal, la famine s’installe, à quoi les Anglais répondent par une orgie de cannibalisme ! Cette révolution détourne provisoirement l’attention de l’historien Foxe, que son voyage mènera d’abord en prison, puis à s’enrôler sans méfiance dans l’Armée. Une armée mythique vient en effet d’être remise sur pieds, habile diversion des Dirigeants qui voient dans de propices hécatombes un remède au mal grandissant, la pléthore humaine. On envoie à la mort (l’ennemi n’est qu’une illusion audio-visuelle) des hommes inconscients… à l’exception de Tristram, qui sortira miraculeusement indemne de l’hécatombe et retrouvera in-fine son épouse au bord de la mer…
Comme on le voit, cette histoire n’est pas d’une originalité si grande ; il faut même dire que la SF n’est pour Burgess qu’un bon prétexte – mais qu’il utilise à merveille – pour mener son imagination débridée par les chemins tortueux de ses fantasmes. Car tout vient du ton, de cette manière à la fois drôlatique et désespérée, et sans doute moins artificieuse que dans L’orange mécanique, avec laquelle Burgess manipule ses personnages au travers d’un champ d’écriture aux références littéraires (Shakespeare, Sterne, etc.) très nombreuses. Tristram est le héraut : c’est lui qui catalyse, comme il se doit, toutes les sensations de l’auteur, qui éprouve jusqu’au bout dans une solitude très grande et obsessionnelle, toute l’horreur de ce drame qu’il vit, qu’il consomme avec autant d’aberrante innocence que de sérieux – ce qui ne peut manquer d’amuser le lecteur. L’existence paradoxale de Tristram Foxe n’est là que pour servir le cauchemar que l’auteur a bâti et, à l’issue de son périple, de ce « voyage sentimental » de l’avilissement et de la dérision (l’historien assiste à la chute vertigineuse de la conscience historique de ses semblables !), le protagoniste fournit une sorte de conclusion assez peu convaincante, mais qui semble faite pour camoufler l’angoisse plus grande née du récit : le cauchemar se termine en effet mal, puisque ces retrouvailles de Tristram et de Béatrice-Joanna sont comme une compromission nouvelle, un nouveau faux-départ pour une existence faussée d’avance.
Mais je crois que le réel plaisir du lecteur vient de ce lyrisme inimitable d’inventions, de l’humour éprouvé jusqu’en ses implications les plus pathétiques, qui font de l’œuvre d’Anthony Burgess – ce livre comme les autres – bien autre chose qu’un simple roman. Le verbe de notre auteur est au service des visions d’une violence flamboyante – des fantasmes en série – et d’une irrépressible volonté de dérision de la nature humaine normale, par les biais de personnages qui, au premier degré, semblent dignes d’une dramaturgie de boulevard, et ne sont en fait que les protagonistes les plus universels, aux yeux de Burgess, ceux de la littérature classique… L’auteur s’ingénie à montrer, son humour se faisant plus que jamais « politesse du désespoir », l’espèce d’absurdité de l’existence des héros du roman au sein d’une action déréglée par l’irréversible marche de l’Histoire, cette Histoire qui le hante par son évolution implacablement propice à la destruction et à l’horreur. On sent bien dans La folle semence, que tout ce qui compte dans cette histoire faussement sentimentale, où toutes les vertus de l’homme judéo-chrétien semblent devenues folles – on pense aux prophéties d’un autre écrivain superlativement anglais, G.K. Chesterton ! – c’est la peinture subtile et pimentée de trouvailles stylistiques originales d’une poignée d’être surpris dans leurs actes irrémédiables, seulement coupables d’obéir mécaniquement aux tristes soubresauts de l’Histoire qu’ils vivent. On ressent alors l’amertume profonde qui étreint Burgess, cette angoisse omniprésente qui fait vibrer d’une sincérité remarquable chacune de ses paroles et donne à son propos toute sa force, voire parfois sa virulence.
Ce que je lui reproche, c’est de retomber, à la dernière page, dans une sorte de mélodrame tout à fait indigne de lui, mais peut-être (le saura-t-on jamais ?) n’est-ce là qu’une nouvelle feinte de celui qui ne nous fera pas oublier qu’il est le démiurge fantastique de L’orange mécanique ? On lui doit le bénéfice du doute.