L'ATALANTE
(Nantes, France), coll. La Dentelle du Cygne Dépôt légal : janvier 2006 Première édition Roman, 296 pages, catégorie / prix : 19 € ISBN : 2-84172-325-9 Genre : Science-Fiction
Quatrième de couverture
Dans un petit village de pêcheurs sur la côte occidentale irlandaise, un homme s'est retiré qui porte un lourd secret.
On lui avait promis l'avenir d'un surhomme : l'invalidité le guette aujourd'hui. Il se voyait devenir un héros : il est obligé de se cacher du monde. Il n'espère plus désormais que de vivre dans le calme et l'oubli le reste de son existence.
Or voici qu'un inconnu le recherche, que le passé brusquement lui surgit à la figure et que l'avenir s'obscurcit. Car le secret de Duane Fitzgerald c'est lui-même. Il est le dernier de son espèce.
Révélé par l'étrange et poignant Des milliards de tapis de cheveux, Andréas Eschbach s'est affirmé comme un maître du suspense avec Jésus vidéo. Tout au long de ce stupéfiant nouveau frileur de science-fiction, il nous invite à une quête de l'humanité à travers l'aventure d'un homme solitaire qu'on en a exclu.
Critiques
Andreas Eschbach, auteur allemand vivant en France, est désormais bien connu de ce côté-ci de l'Europe, et bien au-delà d'ailleurs, puisque qu'il vient d'être traduit chez l'oncle Sam. Un auteur brillant, certes, mais aux productions en dents-de-scie et dont la carrière demeure encore à ce jour marquée par un livre ancien, Des milliards de tapis de cheveux (critique in Bifrost n°16), livre d'une qualité que l'auteur peine à égaler depuis. Avec Le Dernier de son espèce, Eschbach s'attaque au thème du cyborg. A une époque où tous se gargarisent de cyberculture, réinventant des vérités séculaires sur l'homme et la machine, l'auteur revient aux sources et nous livre un roman intimiste et inspiré.
Duane Fitzgerald est un soldat en retraite anticipée. Américain, il a choisi de vivre dans une petite maison sur la côte irlandaise. De longues promenades et la lecture des oeuvres de Sénèque sont les seuls repères qui ponctuent sa solitude. Un homme simple, sans éclat, qui pourtant cache un lourd secret. Certains jours, le complexe appareillage qui a remplacé la moitié de son corps d'origine se grippe. Alors, il ne peut plus se lever. Frappé de cécité, luttant contre l'asphyxie, il doit se mutiler afin de débloquer la machinerie rouillée qui faisait de lui, jadis, un Steel Man, un supersoldat, insaisissable, invincible. Duane ne peut plus manger, ne peut plus boire, ne peut plus baiser. Sa vie, il l'a offerte à son pays, qui n'en a jamais fait usage. Lorsque son passé le rattrape, sous l'apparence d'un avocat fantasque qui veut l'inciter à traîner en justice le gouvernement des Etats-Unis, Duane mesure l'ampleur de ce qu'il a sacrifié. Alors, après avoir une dernière fois éprouvé l'ivresse d'être un demi-dieu, il prend sa décision la plus humaine...
Sous l'apparence d'un petit thriller, gentiment S-F, centré sur un personnage touchant et crédible, Andreas Eschbach livre ce qui pourrait ressembler au roman-confession d'une génération. Celle des trentenaires, nés quelque part entre 1969 et 1977, qui ont rêvé, gamins, devant les aventures de Steve Austin, L'Homme qui valait trois milliards (The Six Million Dollar Man). Tous ces mômes qui, dans la cour d'école, levaient d'un bras un morceau de roche sensé peser une tonne en s'efforçant d'imiter le bruit caractéristique des muscles bioniques en pleine puissance ; qui, plissant les paupières, s'imaginaient voir briller les armes de l'ennemi à plus de 1000 mètres de distance ; qui sautaient des parapets de quatre étages, avant de reprendre leur course, plus rapides qu'un train. Deux jambes, un bras et un œil cybernétiques, c'est, à quelques détails près, l'appareillage dont a été doté Duane Fitzgerald. L'hommage est transparent, le cyborg a vieilli et accuse sévèrement le coup. Ses pouvoirs ne l'ont rendu ni glorieux, ni immortel. Son histoire ressemble à un terrible marché de dupes. Le même que celui qu'ont passé Les Défenseurs de Serge Lehman (cycle de « F.A.U.S.T. »). Le bonheur, l'homme-machine d'Eschbach ne l'a guère connu.
Andreas Eschbach nous repose la question sereinement : la technologie est-elle un accélérateur ou une entrave au bonheur humain ? Ni l'un, ni l'autre. L'homme ne se définit pas par le pourcentage de métal qui entre dans la composition de son corps, ni par la quantité de sang qu'il peut déverser lorsqu'il se blesse. C'est ce qu'il fait de sa vie qui le détermine. Eschbach s'en remet à Lucius Annaeus Seneca, l'infortuné précepteur de Néron, pour enfoncer le clou : « Innombrables sont ceux qui se sont rendus maîtres de peuples et de villes, mais rares sont ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes ». De là à y voir un message, empreint de conscience historique, d'un Allemand cultivé à l'Amérique impérialiste, il n'y a qu'un pas — d'autant que Le Dernier de son espèce s'aventure sur les chemins de l'histoire secrète en évoquant un programme de supersoldats, impulsé par Reagan pour compléter sa « Guerre des étoiles », et visant directement les réseaux terroristes...
Pertinent même si parfois un peu long, servi par une écriture d'une grande sobriété, le dernier roman d'Andreas Eschbach tutoierait presque en qualité Des milliards de tapis de cheveux. Gageons qu'il restera en tout cas comme l'une des plus belles revisitations de nos repères S-F, ainsi qu'une leçon de philosophie sur fond de bal(l)ade irlandaise. Plaisant.
Steve Austin, ça vous dit quelque chose ? Mais si, rappelez-vous, il y a quelques années à la télé, L'Homme qui valait trois milliards (qui ne valait en version originale que six millions de dollars). En le voyant courir aussi vite que l'éclair, défoncer un mur de son seul poing et lire une pancarte distante d'un kilomètre, avez-vous jamais pensé à ce qu'il ressentait ? En le mariant, virtuellement, avec Super Jaimie, avez-vous vraiment réfléchi à ce qu'était l'amour pour un cyborg ? Eh bien Andreas Eschbach y a pensé, lui, et créé Duane Fitzgerald, héros bien plus poignant que l'original puisque celui-ci n'a pas servi, si j'ose dire. L'armée américaine a mis au point ces êtres améliorés dans les années 80, prévoyant d'en faire des soldats indestructibles, infaillibles. Une première sélection de candidats s'opère, les premiers implants sont posés, les premiers tests effectués. Mais voilà la guerre du Golfe, l'enlisement américain, l'armée qui perd la face... et la mort de premiers cyborgs dont l'organisme ne supporte pas les mutilations, manipulations et améliorations qui leur sont infligées. Bref le projet capote. Impossible de recycler les cyborgs, secrets d'État. Il leur faut donc disparaître, en douceur tout de même, l'armée a des scrupules. Duane Fitzgerald est autorisé à se terrer en Irlande, la terre de ses ancêtres, à condition de ne pas bouger du petit village de Dingle et de ne pas se faire remarquer. C'est ce qu'il fait, pendant douze ans, avalant chaque jour des concentrés alimentaires, resserrant parfois un boulon récalcitrant. Jusqu'au jour où arrive à Dingle un avocat surexcité, adepte des droits de l'Homme, qui lui met la main dessus et lui promet de traîner l'armée américaine en procès pour indemnisation.
La belle mécanique du quotidien s'enraye et Duane comprend qu'il est désormais de trop, dernier témoin d'un gros cafouillage classé top secret.
Eschbach entraîne son lecteur dans les méandres de l'esprit d'un homme qui par son corps ne fait plus partie de la race humaine. Il se remémore son enfance, ses rêves de gosse trop petit qui voit partir sa mère le jour où la télé diffuse le premier épisode de la série mythique. Il se rappelle son entraînement militaire quand, devenu un homme, son rêve devient réalité : les muscles, la force, l'invincibilité... mais pas les femmes car la machine qu'il est devenu pèse un quintal et demi, aucune demoiselle ne pourrait supporter ça. Puis la réclusion, la solitude, sans amertume pourtant : contrairement à bien d'autres, il a réalisé son rêve et choisi d'en assumer toutes les conséquences. C'est finalement le portrait d'un homme fragile que brosse Eschbach, un homme à la merci du moindre bug, dépendant de rations alimentaires livrées tous les quatre jours. Tout cela est bien amer, désabusé si la casse est le seul avenir de ceux qui ont pu concrétiser leurs rêves les plus improbables grâce à la technologie moderne. Les savants fous en prennent encore pour leur grade, surtout les plus américains d'entre eux. Nous, c'est promis, nous laisserons les super héros là où ils sont, et nous contenterons d'en rêver. Pourtant, Wonder Woman...
Cyborg tel qu'on le concevait dans les années 1970, lorsque L'Homme qui valait trois milliards faisait encore rêver les adolescents, Duane Fitzgerald est l'un des quelques sujets expérimentaux du projet « Steel man », mené de manière peu légale et absolument secrète par l'armée américaine. Porteur de beaucoup d'espoir, il fut « amélioré » au gré de l'inspiration enthousiaste et brouillonne de ses concepteurs, avec des résultats plus ou moins heureux. Peu à peu, l'armée a cependant fini par se désintéresser de ces surhommes jamais tout à fait au point et les a mis à la retraite avant même de leur confier une quelconque mission.
Super-héros inutile, n'ayant jamais eu à combattre de super-vilains, de méchants ordinaires, ni même de simples soldats ennemis, Duane se morfond depuis plus de dix ans au milieu des vertes et sauvages collines irlandaises où il s'est retiré.
Mais voilà que des inconnus semblent lui tourner autour...
Loin des manipulations génétiques ou nanotechnologiques dont rêve la science-fiction actuelle, Andreas Eschbach revient avec nostalgie sur le cyborg ancienne formule, bricolé avec une armature de titane, des amplificateurs de force, quelques capteurs électroniques et des circuits électriques... qui court-circuitent parfois inopinément.
Duane Fitzgerald n'a rien d'un héros : son histoire est avant tout celle d'un individu qui a gâché sa vie, qui a mené une existence parfaitement inutile, alors qu'il désirait avant tout devenir plus fort, plus rapide, meilleur qu'un humain ordinaire...
Son récit n'a donc rien de spectaculaire, malgré l'attrayant suspense lié à l'identité et aux motivations des hommes -puis des cadavres — qui envahissent peu à peu le paisible village de Dingle. L'accent est plutôt mis sur la mélancolie du personnage, incapable de mener une vie normale, pitoyable surhomme condamné à la solitude, au handicap et même à ne pas pouvoir profiter des plaisirs les plus simples de l'existence : par exemple, il ne peut pas prendre un verre avec un ami car ses intestins ne supportent plus rien d'autre qu'un composé spécial.
Paradoxalement, Duane se plaît à lire et à relire Sénèque, dont la sagesse prône une vie bien remplie, l'exacte contraire de celle du cyborg. A l'image du philosophe qui déclarait : « C'est en homme accompli que j'attends la mort. » (p.284), Duane pourra-t-il in extremis combler l'amère vacuité de son existence ?
Triste constat d'échec, vain sacrifice pour une humanité qui n'en saura jamais rien, le destin de Duane Fitzgerald est tragique, du fait même de son impasse, de son insignifiance. Réflexion décalée et post-moderne sur le super-héros — bien différente de celle présentée par les séries télés — , Le Dernier de son espèce est sans doute le roman le plus émouvant d'Andreas Eschbach depuis son magistral Des Milliards de tapis de cheveux. Un récit simple, tout en retenue, sans effets spéciaux, sans les grosses ficelles d'un thriller comme Jésus Vidéo, mais qui traite de manière touchante un sujet peu habituel en science-fiction : le gaspillage d'une vie d'homme.