Après avoir fait imploser
Cosmos Incorporated en cours de route, après avoir lutté contre la fausse parole pour que renaisse le verbe dont nous serions constitués, Maurice G. Dantec se trouvait dans une position littéraire inconfortable. Allait-il s'emparer de ce verbe qui l'obsède tant, et cesser enfin de tourner autour, ou allait-il inlassablement reproduire le même échec ?
Grande Jonction, suite directe de
Cosmos Incorporated, se meut entre ces deux territoires incompossibles — qu'en vain Dantec tente de lier — , autrement dit, à leur impossible jonction, au cœur de la Centrale de Narration cosmogonique évoquée par Gabriel Link de Nova à l'heure de sa transformation, à l'aube de la création de son Arche céleste.
Tragique récit d'une lutte pour un territoire menacé,
Grande Jonction narre à la manière d'un western — et parce qu'en ces terres réside encore quelque
beauté — , avec attaque d'un camion/diligence par les néo-islamistes/indiens, défense d'un Fort Alamo, shérif inflexible et tutti quanti,
Grande Jonction narre donc les hauts faits d'une guerre qui oppose, à la fin du XXI
e siècle, quelques
irréductibles à l'emprise infernale de la
chose, l'Anome, survivance omnipotente de la Métastructure qui s'apprête à engloutir le monde. À Grande Jonction en effet, aux alentours du cosmodrome, c'est-à-dire au lieu même où tout commença — et où tout finira, provisoirement — , un nouveau mal se répand. Ne sont plus touchés les seuls détenteurs de systèmes bio-embarqués — ceux-là continuent de décéder les uns après les autres, tués par les dispositifs artificiels qui les avaient aidés à survivre. Désormais la
chose ne s'attaque plus seulement au mécanique, ni même au biologique, mais directement à ce qui, selon Dantec, définit l'homme en tant que tel : le symbolique, le langage, le pouvoir de
nommer les choses. Les malades contaminés par le métavirus se mettent à débiter du langage binaire, suite ininterrompue de 1 et de 0, de plus en plus vite, jusqu'à se muer en modems organiques, avant d'exploser en débris numériques. Et, parce que l'auteur croit encore aux vertus du fantastique, l'écriture elle-même
disparaît littéralement des livres et de tout autre support. En d'autres termes, la
chose « machinise » ce qui reste de l'humanité, essaie d'en éliminer l'essence. Et transforme le monde en Camp de concentration global. Le salut de l'humanité, menacée pas tant
numériquement que
symboliquement (puisque le travail de l'Anome est de réduire l'humanité, de la
diviser, non de la détruire totalement, ce qu'illustre magnifiquement l'épique bataille finale), ne tient qu'à un fil, ou plutôt à six cordes, celles de la guitare électrique de Gabriel Link de Nova, ange christique de douze ans dont la musique rock, par laquelle
communient les mortels (
Link, le
lien), guérit définitivement les malheureux touchés par le métavirus. Gabriel, prophète dont les mains avaient déjà le pouvoir de préserver les machines électroniques et électriques, s'impose comme la réponse lumineuse à la
chose qui le ronge. Autour de Gabriel se réunit en effet une communauté de valeureux croisés, un « Reste », au sens biblique du terme, par qui l'humanité continue d'exister : Chrysler Campbell, l'ordinateur humain, tueur loyal à la froide intelligence, et son acolyte Youri McCoy, fasciné par les derniers chrétiens et amoureux de la belle Judith Sévigny ; Balthazar, le cyberchien de
Cosmos Incorporated qui rôde dans les » couloirs déserts de l'hôtel Laïka ; le shérif Wilbur Langlois, la Loi incarnée, bouclier d'airain du Territoire ; Milan Djordjevic, père adoptif de Gabriel, et l'androïde Sydia Nova, sa mère adoptive ; et ces envoyés du Vatican, qui convoient une bibliothèque d'ouvrages théologiques à l'intention des derniers hommes libres. En face, la
chose semble en effet s'être incarnée en la personne d'un androïde qui offre à ses fidèles l'immortalité en échange de leur singularité (leur âme) -donnant naissance à une néo-humanité (une « Anomanité ») de « clones » indifférenciés dont la conscience est purement collective.
Dans sa critique de
Cosmos Incorporated (
Galaxies 39),
Sam Lermite parlait à juste titre d'un « roman sur la science de la fiction ». Et de fait, nous assistons encore, avec
Grande Jonction, récit de l'anomie du langage, à la représentation esthétique du combat opposant l'Anome et le Logos, comme le suggère cette belle pensée de Josef Ratzinger, citée par l'auteur en exergue de la deuxième partie et qui fait écho au
Nous, fils d'Eichmann de Gunther Anders commenté dans
Cosmos Inc. : « Aujourd'hui, si la loi universelle de la machine est acceptée, il ne faut pas oublier que les camps pourraient préfigurer la destinée d'un monde qui adopte leur structure. Les machines qui ont été mises au point imposent la même loi. [...] » L'enjeu du roman est limpide : comment figurer l'indicible, comment écrire la dévolution du langage — et donc de l'humanité — sans y succomber à son tour ? Le chef d'œuvre de
George Orwell,
1984, sans doute l'un des romans les plus importants de l'histoire, y répondait magistralement : le langage n'est pas un simple système de codage d'informations, il n'est pas strictement utilitaire : il est vecteur de singularité, de beauté, par sa richesse, par sa liberté de dire l'amour, mais aussi par son
héritage. L'omniprésence dans
Grande Jonction de la musique rock, qui contamine le roman jusqu'à son style (nous allons y venir), nous rappelle précisément que la singularité, la spécificité individuelle, naît moins d'une création venue de nulle part, que d'une patiente et laborieuse étude d'un socle culturel commun (d'où l'importance cruciale des 13000 volumes convoyés par les soldats du Vatican).
Du rock, Dantec essaie aussi de conserver un rythme, un tempo particulier, tout en répétitions, en scansions, d'où les variations personnelles, que nous qualifions un peu facilement de « fulgurance » en omettant d'en déterminer l'origine, sont censées surgir. Le roman dans son ensemble est conçu comme une chanson rock,
Welcome to the Territory, orchestrée par Link de Nova. Et c'est précisément là que le bât blesse. En effet, la langue syncopée de
Grande Jonction, qui dans ses meilleurs passages peut évoquer du
Chuck Palahniuk (
Fight Club), souffre le reste du temps d'un pénible déficit de singularité, d'un excès de « machinisme » évidemment problématique... En outre, hormis Gabriel et, dans une moindre mesure, Youri McCoy, les personnages sont bien trop stéréotypés pour vraiment prendre vie. Dantec ne parvient jamais, par exemple, à nous communiquer la beauté de Judith, même lorsqu'elle est perçue par les yeux de ses prétendants. Par ailleurs, dans la première partie, Youri et Chrysler recensent toutes les victimes de la
chose. Ils enregistrent et analysent les données, chacun à sa manière, mathématique pour Chrysler, plus affective, métaphysique pour Youri, personnage privilégié dont nous suivons d'ailleurs le cheminement spirituel, jusqu'à sa conversion. Ils sont les « médecins du Camp », comme Youri le répète à longueur de temps, c'est-à-dire qu'ils font eux-mêmes partie de la dévolution (nous faisant comprendre au passage combien cette analyse purement numérique de la situation est absurde), mais y compris, et c'est sur ce point que je voudrais insister,
de la dévolution narrative. Certes, le personnage de Judith vaut surtout pour l'amour qu'il inspire à Gabriel et à Youri, mais cet amour lui-même ne jaillit jamais d'un verbe impuissant.
Et cependant l'espoir n'est pas mort.
Grande Jonction est un roman métaphysique passionnant, sans conteste, surtout pour ce qu'il suscite, mais
formellement incapable de se hisser à la hauteur de ses ambitions. Mais l'espoir subsiste encore, disais-je. Avec son Arche de lumière (qui, selon que l'on est bienveillant envers l'auteur, ce qui est mon cas, ou bien son adversaire, suscitera une émotion toute métaphysique ou le souvenir de l'effarant final de
La soupe aux choux...), Gabriel conduit les derniers hommes libres dans l'espace, vers ce
Ring qui, en orbite, échappe à l'emprise de l'Anome. Ainsi est-ce non sans impatience que nous attendrons le troisième et, en théorie, dernier volet, de cette trilogie annoncée, où nous devrions retrouver, peut-être enfin transcendée (espérons-le), cette nouvelle communauté de l'Anneau.