Au cœur de l'œuvre de Brian Aldiss figure une interrogation, qui fonde la quête esthétique courant de Croisière sans escale à la trilogie qui s'ouvre ici. Cette interrogation prend pour objet le comportement humain et l'organisation des individus en fonction de celui-ci — au travers des structures sociales et de la communication entre individus. Le comportement, la communication (ou son absence, par exemple dans Les noires années-lumière) : voilà, tout compte fait, les sujets éternels de toute littérature. Voilà aussi, sans doute, ce qui fait la réputation de rigueur intellectuelle d'Aldiss. (Chose qui, dans le petit monde de la SF, n'est pas toujours perçue positivement, loin s'en faut).
Tous les critiques, même ceux qu'il ne convainc pas, s'accordent à reconnaître chez Brian Aldiss une extraordinaire capacité de renouvellement. Chaque œuvre, en quelque sorte, faisant table rase des précédentes, il n'y a guère de redite dans l'ensemble de ces textes et ce qui pourrait passer pour une éternelle fuite en avant est en fait quête d'une écriture, par-delà les limites de l'expérimentation. Nul doute dès lors que la trilogie d'Helliconia va étonner, nul doute qu'à nouveau Aldiss se soit donné de nouvelles règles, de nouveaux buts. Et aujourd'hui, le projet narratif est grandiose.
Le démiurge est grand, et la SF est son prophète... Il y a un catalogue à dresser des mondes créés dans le genre. Moins nombreux peut-être sont les mondes créés de toutes pièces, et qui existent, qui tiennent le coup et ne semblent pas, malgré leur radicale étrangeté, artificiels. Ah ! Dune, évidemment ! Créateur d'univers... L'expression est devenue banale. Mais rien dans la création de Brian Aldiss n'est banal. Pour la première fois sans doute (s'est-il souvenu des critiques opposées à l'invraisemblance scientifique du Monde vert ?), l'écrivain s'est entouré d'une sérieuse base référentielle, des conseils de spécialistes en diverses disciplines, de l'astronomie à l'anthropologie. Et le génie créatif fait oublier tout cela, qui le fonde mais qui réussit à demeurer transparent.
Heliiconia, théâtre du récit, est une planète de type terrestre, qui fait partie d'un système binaire : orbitant autour d'une étoile fort moyenne, elle serait plongée dans un hiver constant ; mais cette étoile, Batalix, orbite elle-même autour d'une géante, Freyr, et l'interaction des deux astres provoque sur Helliconia une succession de longues saisons. La « grande » année (orbite autour de Freyr) est de 2 592 années terriennes. Le grand hiver dure près de mille ans. Durant celui-ci, les civilisations bâties pendant le printemps et l'été disparaissent, sont oubliées, enfouies sous les neiges, jusqu'au cycle suivant. On le voit, le théâtre constitué par ce système est tout à la fois contraignant et fascinant. Car sur Helliconia vivent deux espèces, l'une humaine et l'autre non, qui doivent, pour survivre, se battre et s'adapter aux extrêmes de la biosphère. C'est ce combat, cette adaptation, cette évolution longue et pénible que la trilogie va narrer.
Bien que Le printemps d'Helliconia soit de toute évidence un projet de roman total, il n'en est pas pour autant totalisateur (au sens, par exemple, du projet actuel d'Asimov qui vise à faire de son œuvre entière un univers textuel unique), car il est multiple et divers. Aldiss avoue un contenu à sa tentative, et ce contenu est inévitablement idéologique. On pourra l'analyser différemment, mais il semble évident que sa base est constituée de cette vision d'un tout, d'un système qui ne vit que par une myriade de fragments. L'histoire dépeinte ici concerne des civilisations, mais elle n'existe qu'au travers d'individus. Les interactions des pulsions personnelles et des mouvements sociaux forment le moteur de l'évolution. Le Pouvoir est au cœur du récit, qui voit une succession de changements, de coups de force et de bouleversements à la tête de la cité dont nous suivons l'éveil au printemps du système binaire. Et sans doute ce pouvoir n'est-il pas vraiment tendre pour les masses : Aldiss n'est certainement pas très « prolétaire », et l'acte individuel l'intéresse davantage. Mais dans le même temps, sa vision globale ne peut qu'intégrer les peuples entiers, mieux : les espèces ! Humains, fils du chaud, et phagors, fils du froid, doivent inéluctablement s'affronter : Helliconia, roman de l'éternel retour, est également symbole de l'implacable destin. Il faut se battre pour survivre ; les conditions naturelles de transformation de la planète imposent les transformations sociales. Helliconia est un roman darwinien. Qu'une tique banale devienne au printemps porteuse d'une fièvre dévastatrice, et toutes les structures s'effondrent : seuls les forts survivent à la fièvre osseuse. On ne se soucie pas des faibles ; on ne peut même pas les aider : la fièvre ne se soigne pas. Quel symbole ! Idéologie du struggle for life ? Voilà qui devrait choquer notre civilisation d'assistés ! Car ce « biologisme » exacerbé peut vite pencher vers un « socio-biologisme » suspect. Pourtant, quelles lois humaines seraient plus fortes, à l'échelle universelle, que celles de la nature ?
Que l'on ne vienne pas traiter Brian Aldiss d'affreux réactionnaire parce que les forts, sur Helliconia, l'emportent sur les faibles. Qui porte, à travers tout ce volume, un maximum de foi, de désir et de volonté de changement, une réelle ouverture au nouveau monde et une soif d'apprendre, de comprendre ? Les femmes. Ce sont les femmes ici, et cela aussi est symbolique si l'on songe à la maternité, qui sont porteuses d'avenir. Qui croient en l'évolution de leur civilisation — qui cherchent même à la provoquer, à travers l'académie créée par ShayTal en Embruddock. Ce sont elles qui redécouvrent les savoirs perdus au cours du long hiver. Ce sont elles qui comprennent que désormais le pouvoir passe par le savoir.
Bien des auteurs mâles, même « progressistes », sont loin dans leur œuvre comme dans leur vie de reconnaître cette importance de la femme.
Livre total, disais-je, porteur d'une vision épique de la vie et de la mort des civilisations, ce roman soulève davantage de questions qu'il n'apporte de réponses, ce qui est la marque des grands livres. Ouvrage foisonnant, fourmillant de détails évidents car ils fondent son réel esthétique, Le printemps d'Helliconia nous familiarise avec tout un monde. Un monde qui naît à la vraie vie, un monde qui change et secoue ses habitudes. Sans doute est-ce, comme Aldiss l'avoue en préface, une métaphore du nôtre. Pour mieux dire : une mise en scène de ce que l'auteur voudrait voir comme destin à notre monde : se sauver de ce qu'il pense être son déclin.
Mais ce livre est avant tout un roman passionnant, dont le caractère grandiose n'efface pas le plaisir de la lecture. Livre multiple, il donne lieu à de multiples lectures et à un ravissement sans mélange. Parce que, comme Jeury lorsqu'il écrit une histoire d'OVNI, Aldiss traverse les apparences. On parlera d'heroic-fantasy, sans doute. Laissons braire les fanatiques : il faut savoir dire d'un livre qu'il brise les codes et les étiquettes. En SF on confond souvent les apparences et les projets, comme d'autres les effets et les causes. Le projet de Brian Aldiss, s'il utilise des aspects que l'on peut lire sous l'angle de l'heroic-fantasy, est à cent lieues d'un produit « littéraire » commercialisable à la manière d'une boîte de petits pois. (Relire l'article de Pierre K. Rey, La SF comme jeu de (dé)construction, dans Fiction n° 346.) Aldiss sait que le langage est porteur de réel, et Helliconia interroge le langage : Aoz Roon, qui a appris la langue des phagors, perçoit en partie le monde comme un phagor à la fin du livre. Ce genre de réflexion est rare (litote) en heroic-fantasy.
Brian Aldiss a mis en jeu un imaginaire dont les ressorts émeuvent et passionnent. Toutes les portes narratives sont ouvertes : fasse que L'été d'Helliconia et L'hiver d'Helliconia ne tardent pas trop !...
(Le printemps d'Helliconia a obtenu, déjà, le prix de la British SF Association et le John W. Campbell Award : pourquoi pas l'Apollo, hein ?).