Tender Branson : son nom, ou plutôt son rang. Chez les Creedish, d'où vient notre narrateur, les patronymes sont donnés selon l'arrivée dans la famille : le fils aîné se nomme Adam, les autres s'appellent Tender. Les filles, elles, se prénomment Biddy, mais si elles épousent un Adam alors elles deviennent des Author. Ainsi dans la culture Creedish, les individus n'ont pas de véritable nom, juste une position familiale. Tender, donc, travaille comme homme à tout faire pour de riches patrons. Il ne les a jamais vus, il ne connaît d'eux que la voix qui lui hurle des ordres au téléphone. L'église lui a trouvé cet emploi car un tender ne peut pas rester dans la communauté : il doit partir à « l'extérieur », dans ce monde violent et dépravé, pour travailler et percevoir des revenus au profit de l'église.
On apprend tout ça parce que Tender nous le raconte (et pas parce que « Tyler le sait »
1). Le récit est une confession du narrateur, délivrée à la boite noire d'un 767 pendant les 6 ou 7 heures de vol qui lui restent avant de s'écraser en Australie. Il va nous raconter pourquoi il vient de détourner cet avion, comment il en est arrivé à ce moment. Toute une vie confiée à une boite noire pour d'hypothétiques futurs auditeurs, dans le but d'expliquer sa mort. Cette rétrospection nous est présentée comme un compte à rebours : selon la volonté de l'auteur l'édition commence au chapitre 47 et à la page 365 pour finir à la page 1 : la fin de l'histoire, le tombé de rideau.
Le « héros » se décrit comme un survivant, Le Survivant. C'était écrit : au moment de l'Apocalypse, les membres de l'église Creedish devaient se suicider pour rejoindre au plus vite les cieux. Lorsque ce jour arriva, le FBI a retrouvé tous les cadavres alignés dans un bâtiment de la communauté. Selon les préceptes de cette secte, les membres extérieurs comme Tender devaient eux aussi se donner la mort, par leurs propres moyens. Mais ce dernier ne l'a pas fait. Pourquoi ?
Peut-être par manque de volonté ? En effet, au fil de l'histoire, on découvre que le narrateur a toujours été dirigé, sa vie réglée comme du papier à musique. Par l'église Creedish tout d'abord qui l'a éduqué pour le transformer en ce parfait homme à tout faire qu'il est devenu, puis lui a trouvé son travail. Puis par ses patrons qui ont même un cahier où sont écrites toutes les tâches qu'il devra effectuer jusqu'à la fin de sa vie. Et enfin par les autres personnes qu'il rencontre : l'assistante sociale chargée de le sauver du suicide ; Fertilité, la femme qui peut voir l'avenir ; son agent, qui veut faire de lui la nouvelle attraction de la télé américaine ; etc.
Peut-être par manque d'affection ? Tender paraît gentil, il obéit à tout le monde, veut plaire à tous. Ainsi, si l'assistante sociale pense qu'il est schizophrène, il devient schizophrène ; si elle pense à la cleptomanie, il se met à voler tout ce qu'il trouve ; et ainsi de suite. Pour lui faire plaisir, pour être quelqu'un, quelque chose. Cette recherche d'une identité à n'importe quel prix, avec n'importe quel moyen nous fait nous demander si le narrateur a bien une personnalité, si on peut le considérer comme un individu à part entière. L'église l'a éduqué (on pourrait même dire formaté) dans un sens particulier : « Si vous étiez un tender vous ne rêviez pas » (p.299). En effet, il ne rêve pas, n'a aucune envie spécifique. Il ne vit que parce que rien ne l'a encore tué. Quand on a été élevé dans le service pour l'église, dans une obéissance totale, on n'est plus humain, on est déshumanisé par une absence d'individualisme. Le narrateur n'est pas une personne, c'est un missionnaire de l'Église, un tender parmi d'autres. On a même l'impression qu'il n'a pas de sentiment, pas de réaction, qu'il n'éprouve que du détachement envers tout ce qui l'entoure, comme on peut le voir dans cette scène où il entend mais ne réagit pas, voire même participe paradoxalement, comme s'il s'amusait de son malheur. (p.236) :
« Comment appelle-t-on un Creedish aux cheveux blond ? »
Dans ma tête je lui dis : un cadavre. Je les ai toutes entendues ces plaisanteries.
« Comment appelle-t-on un Creedish aux cheveux roux »
Un cadavre
« Aux cheveux bruns ? »
Un cadavre
Le mec murmure : « Quelle différence y a-t-il entre un Creedish et un cadavre ? »
Une question d'heures.
...
Pourtant, en réalité, Tender se révèle potentiellement méchant. En effet, il a bien un hobby qui pourrait le définir en tant que personne, l'identifier par rapport à un autre. Un passe-temps assez immonde, malsain : il reçoit les coups de téléphone de personne en détresse et décide s'ils doivent vivre ou mourir, s'il veut les aider ou les « enfoncer », si le coup de fusil partira ou pas, si l'escabeau tombera ou ne tombera pas... Malgré la répugnance que l'on éprouve envers cette activité, on s'attache à ce presque-humain. On l'excuse car on ne le voit pas comme une personne responsable. Peut-être comme un enfant qui ne se rend pas compte qu'il fait quelque chose de mal. On se surprend à lui espérer un sort meilleur que la déprime qui lui colle à la peau, au non-avenir qui se présente à lui. On imagine cela et pourtant on sait que ce n'est pas possible. Le décompte continue, vous vous en souvenez ? 220, 219, 218... On sait que le 1 voudra dire End.
Ce livre nous brosse ainsi le portrait d'un bien singulier personnage, mais il contient bien d'autres choses encore. Une merveilleuse encyclopédie pour entretenir sa maison (« Pour ôter le rouge à lèvres sur un col, frottez avec un peu de vinaigre blanc. Pour des taches résistantes à base de protéines, comme le sperme, essayer de mouiller à l'eau froide salée, et ensuite lavez comme d'habitude » p.330), une vision critique de la religion, mais aussi une analyse de l'Amérique et du rêve américain en particulier. Il s'agit d'un roman dense, pas par sa taille mais par sa portée, par ce qu'il nous raconte. Cela rend difficile d'en résumer et d'en expliciter tous les aspects, aussi cette chronique volontairement centrée sur la psychologie du personnage principal vous laisse tout loisir d'en explorer les autres richesses. C'est aussi bien.
Bref, du pur Palahniuk. Dans son style propre et inimitable. Une histoire atypique et tragicomique. Comme toujours, on adore ou on déteste mais il n'y a pas de demi-mesure, l'auteur ne rend pas ses lecteurs indifférents. Quand on lit un de ses romans, on se dit « c'est du Palahniuk » et ça excuse tout. On sait alors pourquoi : c'est... étrange, tordu, original, hors norme, mais, avant tout, excellent.
Notes :
1. Ceux qui ont lu Fight Club comprendront. Les autres, jetez-vous dessus !
Gaëtan DRIESSEN
Première parution : 24/9/2009 nooSFere