« Je crois que c'est ça grandir : perdre ce qui fait qu'on est un peu spécial pour rentrer dans le moule » (p.300)
Dans L'Alliance des trois, une étrange tempête s'est abattue sur le monde. Ses éclairs ont fait disparaître la plupart des adultes, transformant ceux qui restent en « gloutons » sauvages ou en « cyniks » amnésiques et violents. Livrés à eux-mêmes, les enfants – rebaptisés « Pans » en hommage à Peter – se sont rassemblés en divers lieux pour survivre à ce monde devenu soudainement hostile et où la nature a repris ses droits en seulement ving-quatre heures...
Pour éviter tout malentendu, il nous faut d'abord préciser ce qu'Autre-Monde « n'est pas »...
D'une part, Autre-Monde n'est pas destiné aux adultes. Bien que la mention « jeunesse » n'apparaisse nulle part, ses héros adolescents et sans ambiguïtés, plongés dans une intrigue linéaire aux enjeux clairs et aux péripéties spectaculaires, ainsi que la simplicité de son style et de son vocabulaire, figurent autant d'éléments adaptés au jeune public. Complexité et densité font au contraire défaut pour convaincre pleinement le public adulte.
Ensuite, malgré son décor post-apocalyptique et sa vague justification par le biais de modifications génétiques, Autre-Monde n'est pas un roman de science-fiction. Le caractère radical et quasi-instantané des bouleversements observés – invasion des villes par une végétation exubérante, araignées grosses comme des pneus, nouvelles espèces hybrides comme le scorpent (scorpion/serpent), disparition étrangement sélective des voitures et des armes à feu, apparition de pouvoirs surhumains chez les enfants, etc. — évoquent la pousse magique des ronces autour du château de la Belle au bois dormant. De fait, la structure même du récit relève plutôt de la quête habituelle en fantasy.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Matt — le héros principal avec Tobias et Ambre (les « trois » de l'alliance) — s'arme d'une réplique de l'épée d'Aragorn. Quand, au début de ce deuxième tome, nos trois compères se lancent dans la terrifiante « forêt aveugle » avec à leurs trousses les « échassiers », sbires du « Raupéroden » capable de « sentir » l'esprit de Matt, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec quelques hobbits dans la Vieille Forêt, pourchassés par les nazgûls d'un certain Sauron.
Il faut donc admettre que l'univers d'Autre-Monde est de nature davantage magique que scientifique et qu'il s'agit d'une oeuvre de fantasy avec son élu (Matt détient sans le savoir quelque chose que convoitent à la fois Malronce, la reine des Cyniks, et le mystérieux Raupéroden, dont la nature nous échappe encore), sa guerre (Cyniks contre Pans) et sa quête (l'alliance des trois va au-devant des méchants pour comprendre leurs plans).
Enfin, Autre-Monde n'est pas un livre à la philosophie bouleversante. Il s'agit avant tout d'un roman d'aventures, même s'il se double d'une sympathique fable où le message écologique d'une Terre qui se révolte contre l'homme paraît bien consensuel de nos jours. Rappelons que la SF nous met en garde depuis plus de cinquante ans, bien avant que les politiques s'en mêlent et que le discours écologique apparaisse comme une « évidence » à nos enfants : par exemple Encore un peu de verdure, de Ward Moore, date de 1947 ; Le Cerveau vert, de Frank Herbert, de 1966. Chattam s'interroge tout de même sur la place de l'homme dans la nature, sur la possible existence d'une « harmonie naturelle » basée sur « une forme originelle d'existence, une énergie : la vie » (p.292), qui ne nécessiterait pas un Dieu conçu comme une « personnalité omnisciente », mais ces réflexions occupent peu de place.
De même, l'opposition entre l'humanité conservée des enfants et la bestialité des adultes, dominés pour les uns par l'avidité – les Gloutons – , pour les autres par la violence et la peur – les Cyniks – , apparaît un peu simpliste. L'entraide collective des enfants semble idéalisée, même si quelques divisions surgissent parfois. Loin de la vision pessimiste d'un William Golding (Sa majesté des mouches) ou d'un Régis Messac (Quinzinzinzili) – qui font sombrer les enfants dans la barbarie — , le récit nous présente la perte des adultes comme une seconde chance. D'ailleurs, seuls les adultes pervers ou fanatiques ont gardé quelques souvenirs de l'ère d'avant et il faudra les éliminer et faire table rase du passé pour obtenir une réelle chance de renouveau.
Dès lors qu'il aura admis ces trois points et accepté Autre-Monde comme un récit de fantasy jeunesse axé sur la grande Aventure, le lecteur pourra savourer ce cycle pour ses indéniables qualités de divertissement. Car Chattam connaît son affaire et mène le récit avec un sens du suspense efficace. Nombre de chapitres se terminent par un cliffhanger qui impose de continuer la lecture et même si les ficelles sont parfois grosses, elles se montrent surtout solides. On peut trembler et s'émouvoir avec nos jeunes héros et on marche d'autant plus que le monde où l'auteur nous promène offre de beaux paysages – telle cette immense forêt, si dense qu'un navire aidé par des ballons peut voguer sur sa canopée.
Bref, l'auteur de thriller n'a aucun mal à faire de cette série un page-turner. Le jeune lecteur même parmi les plus réfractaires à la lecture devrait accrocher sans aucune réticence à cette histoire dynamique et rythmée, sans autre prétention que de distraire.
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 22/11/2009 nooSFere