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1 Un bonheur ne venant jamais seul, dans la foulée de la parution de ce roman, Le Passage du Nord-Ouest publie
Vies de Saints, le deuxième livre de l'auteur, et ressort
Mantra, un texte plus récent, dans une version actualisée. Quinze ans avant
Le Fond du ciel, Fresán réalisait avec
Vies de Saints un travail assez similaire, en prenant cette fois pour sujet la religion. Ce n'est pas tant la métaphysique qui l'intéresse ici que les potentialités fictionnelles d'un tel thème. « Dieu n'existe pas, mais c'est un grand personnage » (p. 215), fait-il dire à un ivrogne. Il chausse donc ses « Lunettes de Jésus » pour mettre en scène une galerie de personnages tout à fait fascinants : le frère jumeau du Christ, ayant glissé entre les mailles de l'Histoire depuis deux mille ans, un messie reconverti en tueur en série, un écrivain ayant prophétisé le 11 septembre 2001, ainsi que quelques célébrités, de Robert Johnson à Robert Oppenheimer. Surtout, Rodrigo Fresán s'amuse. Qu'il signe le synopsis d'un thriller religieux à la
Da Vinci Code ou qu'il transforme l'élection papale en reality-show, il fait montre d'une inventivité de tous les instants. Collection d'histoires qui se croisent, s'interpellent et se répondent,
Vies de Saints est un livre ludique, mêlant avec jubilation le sacré et le profane.
En matière de récit désarticulé et foutraque,
Mantra va encore plus loin et, après une première partie relativement linéaire, se poursuit durant plus de trois cent pages sous la forme d'un lexique, sautant d'un sujet à l'autre tout en construisant progressivement une vision globale de son sujet. Pour le résumer d'une ligne,
Mantra est un guide de la ville de Mexico. Sauf que, comme le fait remarquer l'un de ses personnages, « dans tout l'univers, rien n'est plus inutile qu'un guide de Mexico... » (p. 273). D'où ce collage de faits, d'impressions et de fantasmes, donnant à l'ensemble son aspect chaotique. Argentin d'origine, Rodrigo Fresán aborde la ville en étranger, et confronte son point de vue à celui d'autres illustres visiteurs, Sam Peckinpah,
Antonin Artaud ou
William Burroughs. Un regard extérieur qui lui autorise toutes les libertés. Sous sa plume, Godzilla devient un monstre précolombien ou un guérillero révolutionnaire, tandis que les films mettant en scène les célèbres lutteurs masqués locaux empruntent leur esthétique à la Nouvelle Vague. La science-fiction est elle aussi présente dans
Mantra, à travers quelques-unes de ses figures les plus représentatives (
Rod Serling et sa Twilight Zone,
Philip K. Dick), ou diverses réflexions sur la question, rejoignant celles développées dans
Le Fond du ciel. Quant à l'épilogue du roman, situé dans une Mexico future anéantie par une succession de cataclysmes, il s'agit de pure S-F. Roman tentaculaire où, à l'instar de la ville qui l'inspire, il est aisé de se perdre,
Mantra est un livre stupéfiant, sorte de work-in-progress permanent (Fresán a rajouté divers chapitres pour cette nouvelle édition) et une expérience de lecture tout à fait unique.