Fredric Brown, cinquante-huit ans. Écrivain. Myope, asthmatique, cacochyme. Aime les privés en imper, la gaudriole et les aliens narquois. N'a pas tapé une liqne depuis des mois. Alcoolique.
Roger Vadim, trente-sept ans. Réalisateur. Trois mariaqes, deux divorces, quatre compagnes. Aime la vitesse, les liqueurs fortes, les filles toutes nues. Vit avec Barbarella.
De la rencontre des deux hommes germe le plan d'un crime parfait. Mais le destin est contrariant et c'est une course-poursuite déglinguée qui s'engage, des hauts du Nouveau-Mexique aux déserts de Basse-Californie.
Tueuses sexy, carrosseries froissées, drogues récréatives et musique pop : Brown et Vadim percent une Amérique à feu et à sang, affrontant mille périls sans jamais lâcher le shaker. Au terme de la route les attendent leurs propres fantômes et la fin du monde.
Léo Henry (1979 — ) est nouvelliste et scénariste de bédé. Une nouvelle parue en 2009 lui a valu un Grand Prix de l'Imaginaire. Rouge gueule de bois est son premier roman, un « road novel » sur l'amitié, virtuose et délirant. Il vit à Strasbourg, d'amour, de Tanqueray et de rêves confus.
Critiques
On connaissait jusqu'à présent Léo Henry nouvelliste, que ce soit en solo ou en collaboration avec son compère Jacques Mucchielli (YamaLokaTerminus et BaraYogoï). On avait de fait déjà pris toute la mesure de son talent, très justement récompensé par un Grand Prix de l'Imaginaire. Avec Rouge gueuledebois, le voici aujourd'hui qui franchit le cap du premier roman ; mais — hasard ou pas — il en profite pour rendre hommage à un grand maître de la forme courte, justement, à savoir Fredric Brown.
Est-il vraiment nécessaire de présenter Fredric Brown aux lecteurs de Bifrost ? Probablement pas, aussi se contentera-t-on d'une poignée de mots pour la forme : le bonhomme a livré quelques classiques de la science-fiction, notamment — mais pas uniquement — humoristique, Martiens,gohome! en tête. Mais on lui doit aussi, outre L'Univers en folie, autre roman tout à fait recommandable, un remarquable ensemble de nouvelles, souvent très courtes — quelques lignes, éventuellement... — , parfois grivoises, toujours ou presque d'une efficacité remarquable. Brown fut par ailleurs un auteur de polars très apprécié, qui livra une œuvre abondante dans le genre, là encore tant en romans qu'en nouvelles (on pourrait citer par exemple La Fille de nullepart, qui n'est pas sans lien avec le livre qui nous intéresse).
Comme le titre du roman de Léo Henry le laisse entendre, Fredric Brown avait un léger problème avec l'alcool. On parlera donc beaucoup de boisson dans Rouge gueule de bois, les cuites s'enchaînant sur un train d'enfer, mais on parlera aussi de bien d'autres choses, tant, à vrai dire, que cela rend toute tentative de résumé pour le moins hasardeuse — d'autant plus que la surprise fait partie intégrante de l'intérêt de la chose... Essayons tout de même.
Nous sommes en Arizona en 1965. C'est-à-dire ce fameux été qui vit Buzz Aldrin marcher sur la Lune (« Dans l'cul les communistes ! »). Fredric Brown n'écrit pas. Il n'écrit plus depuis un bon moment, d'ailleurs. La machine à écrire, c'est sa femme Elizabeth qui s'en sert, pour rédiger une improbable biographie de son supposé écrivain de mari — ou une autobiographie de femme de supposé écrivain, comme on voudra. Non, Fredric Brown passe plutôt ses journées à glandouiller, à jouer aux échecs et à se pinter la gueule. C'est ainsi qu'un jour, parti glandouiller en jouant aux échecs et en se pintant la gueule, il fait la rencontre incongrue du réalisateur français Roger Vadim (non, on ne le présentera pas). Les deux hommes jouent ensemble, boivent ensemble, parlent, aussi. De quoi ? Du crime parfait. Une idée qui bientôt, de manière insidieuse, fait son chemin dans le cerveau embrumé par les vapeurs éthyliques de l'écrivain... Qui en vient à choisir de le commettre, ce crime parfait. Pour cela, il se rend à Taos, Nouveau-Mexique, requérir bien malgré lui les services de son sosie George Weaver. Mais évidemment, tout ne se passe pas comme prévu... Et quand ça dérape, ça dérape vraiment...
Road novel totalement foutraque et jubilatoire, Rouge gueule de bois balade son lecteur d'un événement improbable à un autre tout aussi peu vraisemblable, et on en redemande. Cycle infernal de l'alcoolisme ! Sauf qu'ici, le garçon ne remet jamais la même chose. Car Léo Henry fait preuve d'une imagination débridée et sait toujours surprendre ses compagnons de route et de cuite. Et c'est drôle, infiniment drôle, émouvant, aussi, riche de beaux portraits de personnages oscillant sans cesse entre médiocrité et stature bigger than life, sans oublier une peinture de l'amitié qui vaut le détour...
Et puis c'est magnifiquement écrit — sans surprise. Léo Henry est décidément une des plumes les plus intéressantes de l'imaginaire francophone, et sans doute cette classification est-elle encore trop restrictive (le bouquin est semble-t-il vendu comme un polar... déjanté, tout de même, le polar ! à vrai dire, on n'osera guère proposer de « genre » précis : c'est de la littérature « bizarre », « transfictionnelle » si l'on y tient). Son style imagé et sonore coule avec une aisance rare, et c'est tout juste si l'on peut lui reprocher à l'occasion — rare, l'occasion — quelques tics d'écriture, tics qui tiennent peut-être autant de la signature que du maniérisme.
Sous le couvert d'une pochade, Léo Henry livre donc un petit bijou d'écriture, loin d'être aussi crétin qu'il n'y paraît, et qui ne peut que susciter l'enthousiasme. Une vraie réussite que ce premier roman.
Finalement, on n'a en effet pas grand-chose à lui reprocher... si ce n'est, peut-être, d'avoir gaspillé des pages et de l'encre pour un long — très long — index pas forcément nécessaire, quand bien même il autorise quelques blaguounettes supplémentaires et, surtout, contient les recettes des fameux cocktails de Brown et Vadim. A ne pas manquer, par contre, le « Vade mecum » en fin de volume, ensemble de citations et notes de voyage : une conclusion superbe, sur un ton plus sérieux, qui achève de confirmer tout le bien que l'on pense de Léo Henry.
Que peuvent, selon vous, avoir en commun Screwdriver, Aquavit, Bloody Mary, Asti spumante, Brandy, Chartreuse, Fernet-Cola, Glenmorangie, Mescal, Moon Stop, Pis ou encore Pulque ? Eh bien, tout simplement d’être jetés derrière le gosier par les deux protagonistes de cet ouvrage très alcoolisé.
Mais qu’est au fond Rouge gueule de bois ? Tout d’abord, il s’agit du premier roman de Léo Henry, habitué aux textes courts (deux recueils avec Jacques Mucchielli, un en solo, et des nouvelles ici et là, dont une lauréate du Grand Prix de l’Imaginaire) et aux scénarios de BD. Il s’agit aussi – et surtout – de la rencontre invraisemblable entre deux personnages antinomiques. Léo Henry nous avait déjà fait le coup à plusieurs reprises, notamment dans « Révélations du Prince de Feu » (paru dans Fiction), où il mettait en scène Blaise Cendrars et Corto Maltese. Cette fois-ci, les deux têtes d’affiche ont réellement existé, puisqu’il s’agit d’une part de Fredric Brown, l’inoubliable auteur de quantité de nouvelles humoristiques, de deux des plus grands romans de SF de même eau (Martiens, go home, L’univers en folie), et d’innombrables polars ; et d’autre part de Roger Vadim, cinéaste de « Et Dieu... créa la femme » et du « Repos du guerrier », grand séducteur qui compta parmi ses conquêtes Bardot, Deneuve, Jane Fonda... Tout différencie a priori l’écrivain de Tucson, Arizona, en panne sèche d’écriture, mais dont la soif ne se tarit jamais, myope, asthmatique, du très bronzé Français, qui mène sa vie tambour battant. Pourtant, à la faveur d’une partie d’échecs à fort taux d’alcoolémie, ils vont sympathiser, et devenir inséparables. Ensemble, ils vont écluser les bars, parcourir le sud-ouest des États-Unis, en large et en travers, entre Californie, Arizona et Nouveau-Mexique, dans un road-movie foutraque, où ils croiseront des Hell’s Angels, des cannibales, une secte, des agents secrets, des enfants morts, et même... certaine extraterrestre sexy dessinée par Jean-Claude Forest et mise en images / en formes par Roger Vadim. Tout cela sur fond de fin du monde, un monde qui du reste n’est pas le nôtre puisque Buzz Aldrin est le premier homme à marcher sur la Lune, en 1965.
Difficile donc de résumer ce livre bourré d’humour et de références 1, qui part dans tous les sens, mélange des influences très variées (les sixties, la musique pop, les États-Unis, le polar...), mais le fait sans jamais perdre son unité, sa cohérence. Aussi chaotiques et invraisemblables soient les errances de Brown et Vadim, leur quête sans but prend tout son sens dès lors qu’on comprend qu’elle se place sous le signe d’une formidable amitié, de celles qui naissent à travers les épreuves vécues ensemble, qu’il s’agisse d’un concours de boisson, de canardage en règle, ou d’évocation d’une vie maritale en pleine déliquescence... Au final, Rouge gueule de bois est un splendide portrait de deux âmes à la dérive dans un monde qui ne l’est pas moins, en même temps qu’une ode à la vie, et une passionnante capture de l’atmosphère de changement d’époque qui a caractérisé les années 60. Après ses expérimentations dans le cadre de textes courts, Léo Henry passe au roman sans coup férir, avec une jubilation communicative, et s’affirme comme un des auteurs les plus originaux de la jeune génération. La conclusion coule de source : à consommer sans modération.
Notes :
1. Il y a d’ailleurs tellement de références que l’auteur les liste dans un très long index parfois dispensable. Autrement plus intéressants sont les carnets de voyage de l’auteur, lors de son périple préparatoire aux États-Unis.