Dans Le Petit Livre Bleu, en référence au Petit Livre Rouge de Mao, Antoine Buéno (maître de conférence à Sciences-Po, chargé de mission au Sénat et... spécialiste des Schtroumpfs) tente d’analyser la société des lutins belges sous un angle politique. Un avant-propos aux allures de mise au point permet cependant de relativiser le sérieux affiché dans la suite de l’essai, dont le but reste purement ludique, sans prêter à Peyo la moindre intention idéologique. Il s’agit d’un jeu, donc, mais pas forcément innocent...
La démonstration débute par une première partie retraçant rapidement la genèse des Schtroumpfs et résumant leurs aventures les plus significatives, pour mieux argumenter la partie politique. La communauté des farfadets bleus est ensuite comparée aux sociétés totalitaires sur plusieurs points. Première impression : l’auteur est souvent pertinent quand il met dos à dos le village schtroumpf et la Russie communiste de l’ère soviétique (obéissance aveugle à une figure paternaliste, valorisation de la collectivité, repli sur soi, méfiance vis-à-vis des intrusions extérieures, mépris de l’argent et du système marchand, utilisation du terme « cosmoschtroumpf » et non « astroschtroumpf » dans un album...) ; parfois moins convaincant, notamment sur le refus du progrès scientifique et technologique, toujours source de problèmes dans les albums des Schtroumpfs : l’URSS en est le parfait contre-exemple (sur le plan militaire et en ce qui concerne la conquête spatiale, du moins). Reconnaissons toutefois que l’auteur admet lui-même la contradiction entre la théorie marxiste et les pratiques soviétiques (p.99-100).
Le tout se laisse lire avec amusement, et on ne peut pas reprocher à l’auteur de méconnaître son sujet (le livre est traité avec la rigueur d’un essai, et rempli de références). Difficile, également, de lui contester un angle d’approche subjectif axé sur les éléments favorisant son argumentaire, car c’est le but du jeu... On pourrait toutefois lui objecter que, dans un système communiste, les individualités sont effacées : pas question de laisser place à un Schtroumpf farceur, ou paresseux, et surtout pas à un Schtroumpf... « coquet » ! Les Schtroumpfs sont physiquement identiques, comme il le souligne, mais leurs personnalités les différencient et leur identité n’est pas toujours réduite à leur profession. En outre, on tiquera un peu quand il compare Gargamel à l’archétype juif véhiculé par la propagande soviétique, bien qu’elle soit frappante si on observe les caricatures de l’époque. Mais la limite est largement franchie quand il se met en tête d’assimiler la société des Schtroumpfs au IIIème Reich...
Dans un chapitre entièrement dévoué à la question, Antoine Buéno se livre ainsi à un rapprochement douteux. Pour cela, il s’appuie sur un album largement critiqué depuis sa parution, le premier à mettre en scène les créatures de Peyo : Les Schtroumpfs Noirs. Bien entendu, l’amalgame est facile (la couleur noire renverrait à une race, ici représentée comme une menace en expansion), là où Peyo utilise tout simplement une couleur incarnant le Mal depuis la nuit des temps. En outre, dans son histoire, la prolifération des Schtroumpfs noirs est due à une maladie, et non à l’incursion d’une population extérieure au village. La démonstration du racisme inconscient de Peyo est donc erronée, la xénophobie s’appuyant sur la peur de l’étranger, de l’immigré, alors qu’il est ici question d’une épidémie transformant les autochtones en êtres maléfiques, un peu comme dans un film de zombis. Aurait-on idée de qualifier George Romero de raciste ? Mais Antoine Buéno ne s’arrête pas là, et complète le chapitre « Nazisme » avec les thèmes de l’antisémitisme, de la misogynie et de la phallocratie...
On ne peut s’empêcher de penser que cette analyse des Schtroumpfs aurait été au moins aussi intéressante, et sans doute plus saine en se concentrant sur la comparaison entre albums et événements historiques (l’homme sur la Lune pour Le Cosmoschtroumpf, la chute du Mur de Berlin pour Le Schtroumpf Financier, la dictature pour Le Schtroumpfissime, véritable conte philosophique ayant d’ailleurs fait récemment l’objet d’une réédition agrémentée de notes...). En effet : les intentions réelles de l’auteur sont tout aussi profondes et propres à l’analyse que son inconscient politique supposé. On trouve pourtant, dans Le Petit Livre Bleu, nombre de remarques pertinentes, par exemple sur le caractère utopique du village schtroumpf, un lieu comparable à l’Eden, le paradis originel sans passé et rejetant toute évolution, car parfait à sa création. En poussant plus loin, on pourrait même voir dans les Schtroumpfs des anges, êtres asexués poursuivis par Azraël, ange déchu de la tradition hébraïque. Ou bien encore : Peyo reproduit peut-être le schéma d’une classe d’école, avec son éternel « fayot », son « bricoleur », et (presque) uniquement composée de garçons, comme à son époque. La preuve, s’il en fallait une, que la vision d’une société totalitaire n’est qu’une interprétation parmi d’autres.
En conclusion, l’exercice pratiqué par Antoine Buéno est divertissant, informatif, mais parfois embarrassant quand il apparente des idéologies aussi chargées historiquement, à l’origine de millions de mort, à quelque chose d’aussi léger qu’une BD pour enfants. À lire tout de même, car réellement passionnant.
Florent M. (lui écrire)
Première parution : 18/10/2011 nooSFere