Le sixième roman de Dominique Douay nous arrive emballé dans de fallacieuses considérations critiques : le « dos » de l'ouvrage (on sait bien que ce sont les auteurs qui l'écrivent) parle de « La plus terrible des malédictions pèse sur vous : elle a pour nom LE POUVOIR » ; et mon journal favori (Libération, bien sûr), dans sa « Page SF » du mardi 17 juin signée comme d'habitude Docteur Sourire (mais est-ce Antoine Griset ou Daniel Chave qui tenait la plume ?), évoque le destin du héros de l'histoire en prétendant... « qu'il va expérimenter la toute-puissance, ses vertiges et ses impasses ».
Ah !... Connaissant les opinions de gauche (mais quel courageux en a aujourd'hui de droite ?) de Dominique Douay, on se dit : enfin un bouquin de SF sur le POUVOIR POLITIQUE — sujet épineux qu'en dix ans de travaux aucun auteur français, fût-il (dans ses interviews ou dans sa pratique personnelle) invétéré gauchiste, n'a jamais réussi à véritablement traiter.
Tremblant de joie prospective, la bave idéologique aux lèvres, on ouvre le roman de Douay en attendant d'y lire le développement de la pensée de Lord Acton : « Le pouvoir tend à la corruption, le pouvoir absolu corrompt absolument » (qu'on cite faussement en général, et qu'on attribue le plus souvent à Brecht). Or, qu'y trouve-t-on ? Un auteur provincial de bandes dessinées, plutôt miteux (ce genre de personnage que tout auteur qui réussit prend un énorme et sadique plaisir à dessiner : voir aussi Malzberg), nanti d'une femme charmante et d'une maîtresse parisienne épisodique qu'il rencontre en même temps que ses éditeurs quand il monte à l'assaut de la capitale, trouve un soir dans sa (miteuse) chambre d'hôtel une sorte de briquet qui possède le pouvoir de figer le temps. Sauf pour son possesseur, bien sûr.
Serge Grivat, après un nombre raisonnable de pages destinées à montrer son incompréhension du phénomène, puis son étonnement, décide de profiter de l'aubaine. D'abord en regardant (les tableaux vivants des scènes figées), puis en touchant : le dessous des jupes des belles passantes immobilisées, et le contenu du portefeuille des messieurs (avec lequel il finira par s'acheter le château de ses rêves). En somme Serge Grivat, le minable (son nom évoque à la fois grisâtre et grivois), viole et vole, deux mamelles que l'impunité rend jumelles.
Devrait-on alors, plutôt qu'à Lord Acton, chercher chez Alain une pensée philosophique digne de cerner au mieux L'impasse-temps : « Tout pouvoir sans contrôle rend fou, » par exemple ? On s'approcherait déjà plus du propos apparent de Douay, qui prend naturellement la précaution de parsemer son récit de pensées moralisantes du genre : « Déjà, mes pouvoirs me faisaient peur. Je commençais à y discerner confusément une malédiction. » (p. 122). Mais en réalité, sous le cours linéaire d'une histoire qui effectivement se boucle dans le cataclysme (on y reviendra plus loin), perce la prodigieuse satisfaction du « je-fais-ce-que-je-veux ».
Commune à la créature et à son créateur ? Allons ! Qui n'a pas rêvé, au moins de temps à autre, de pouvoir posséder toutes les jolies femmes entrevues, de pouvoir fouiller dans toutes les bourses bien garnies ? Il est là, le vrai pouvoir, et pas dans la domination politique. Ce que met en œuvre Douay, c'est un fantasme, LE fantasme à l'état brut, libéré de tout blocage socio-culturel, le fantasme qu'hélas on ne peut assouvir que sur le papier, par le biais d'un récit de science-fiction. Et la force de Douay n'est autre que la force de ses obsessions, qui recoupent si bien les nôtres ! (Que les vertueux me lancent la première pierre, que l'auteur ose me faire un procès en diffamation...).
Bien sûr, Serge Grivat, et c'est l'autre adresse de Douay, finit par avoir la jouissance triste. (« Le train-train habituel : les portefeuilles, les femmes, la bouffe » p. 140). Et cet être humain qui n'agit que selon les pulsions élémentaires de son cerveau reptilien (voir Laborit) : manger (ce qui comprend l'anthropophagie), baiser, dormir va se transformer en reptile, à qui il ne reste plus qu'à disparaître, tout en sachant bien qu'il a laissé dans le ventre de centaines de femmes... « du sperme de lézard gris qui possède la particularité de vivre hors du temps » (p. 215 et dernière).
C'est la catastrophe annoncée {mais elle ne fait que rester suspendue au-delà du temps propre au récit), qui propulse le roman dans cette catégorie d'histoires très datées (les années 40), où l'exercice d'un pouvoir assumé jusqu'à plus soif-précipitait le héros dans les pires cataclysmes, où l'humanité ne restait pas indemne — et dont les exemples les plus réussis sont
L'œil du purgatoire de Jacques Spitz et
La chute dans le néant de Marc Wersinger. Mais, pour ce qui est du plus évident redoublement thématique, il faut citer
La planète pétrifiée de Vargo Statten (publié au Fleuve Noir « Anticipation » en 1952, et jamais réédité), où un cerveau électronique expérimental figeait le temps sur toute la planète...
Seulement, la où les conteurs des années 40 ou 50 nous présentaient des expériences scientifiques tournant mal, et des héros positifs essayant de réparer leurs « défis à Dieu ou à la Nature », Douay, en bon iconoclaste des années 80, ne cherche pas la moindre justification scientifique (son briquet temporel, dont la provenance ne sera jamais élucidée, n'est qu'une baguette magique utilisable à merci), ni la moindre justification morale : son « reptile » bouffe à la Tour d'Argent, sodomise des vedettes de cinéma, amasse les billets de banque dans un triporteur...
C'est à cause de ce gigantesque éclat de rire grinçant et dévastateur, ce défi à la morale judéo-chrétienne et aux antiennes révolutionnaires à la mode, que L'impasse-temps est non seulement le meilleur roman de Douay (la froideur empesée, les soucis stylistiques, les constructions compliquées de ses débuts sont bien loin !), mais aussi une bouffée d'air pur dans la SF française contemporaine.
Vive l'anarchie, et merde à celui qui lira !..