(Critique des trois romans Cyberkiller, Inner City et Slum City)
Avec la parution récente de Slum City, c'est maintenant trois livres de Jean-Marc Ligny qui traite du cyberspace et qui confirme que l'auteur, toujours à la pointe de l'actualité et des faits de société, s'est passionné de très près pour le monde virtuel et ses conséquences sur la vie quotidienne.
Depuis plus de dix ans, Jean-Marc Ligny vit en Bretagne. Et c'est dans un petit village de Bretagne, paumé, proche de la mer, qu'il a écrit ces derniers romans. L'endroit est calme et, à l'intérieur de la maison, à l'étage, se trouve son bureau. Toujours accompagné de musique, un cahier couvert d'une écriture fine et peu raturée est ouvert à côté du clavier.
Cyberkiller est le premier livre écrit par Ligny sur le thème du cyberspace. Paru dans la collection Anticipation, il est tout à fait représentatif de la nécessité pour l'auteur de se documenter au mieux pour écrire un livre construit et cohérent. Il y raconte non pas l'histoire d'un héros, mais plutôt des histoires de personnages dont les destinées s'entrecroisent au gré d'une survivance de chaque instant, le tout situé dans un futur proche et déshumanisé.
D'entrée de jeu (et c'est le cas de le dire), nous découvrons plusieurs accrocs aux cybergames, qui décèdent brutalement après que le jeu auquel ils étaient branchés ait été piraté par un virus inconnu répondant au nom de Cyberkiller en lettres rouge sang. Ce virus, puissant et intelligent (sadique et impitoyable, en langage humain), les entraîne sans pitié dans les pires déformations du jeu où ils étaient, pour finir en les plongeant dans des trous noirs de séquence/cul-de-sac où ils perdent l'esprit en « basse » comme en « haute réalité ». Même un pro des jeux (le Dr Switch), que chacun peut questionner par le biais du menu Aide de sa console, subira la traque mortel de Cyberkiller. Petite anecdote : en réalité virtuelle, la physionomie du participant est souvent modifiée et son nom remplacé par un pseudonyme. Le jeu est total dans son application individuelle et le changement d'identité complet. Pour les vendeurs de cybergames, les gains sont énormes, car l'immense majorité des gens sont branchés sur ce type de jeu qui fait fureur depuis des années.
Là intervient Virus, une spécialiste du cracker qui plonge régulièrement en Maya, grand fournisseur de cybergames, pour aller pirater les nouveaux jeux et les refourguer contre de la nourriture et des pilules de drogue à d'autres hackers dealers. C'est une paumée, qui survit dans la outzone parce qu'elle a peu d'exigences et peu de biens précieux dans son minuscule appartement.
Les gros pontes de Maya ont eu connaissance des malversations de Cyberkiller, un jeu hyper violent qu'ils avaient créé avant d'en supprimer à la fois l'auteur et le jeu et toutes ses copies. Toutefois, quelqu'un a du faire une copie et risque de faire effondrer le lucratif marché du jeu en semant la panique absolue. Ils engagent donc Deckard, un decyb top niveau dans sa spécialité.
Deckard a l'habitude d'intervenir physiquement dans les situations de crise, de se rendre sur le terrain pour y résoudre les problèmes. C'est dans ce contexte qu'il rencontre Virus, et que par un concours de circonstance, malgré leurs différences de mode de vie, ils vont s'entraider et traquer Cyberkiller jusqu'à la source de son émission...
Assurément un des romans les plus noirs de Ligny. Mais ce n'est pas fini...
Avec Inner City, c'est encore du fin fond d'un jeu que nous découvrons l'univers. Maze est un inner, branché en Mens Sana dans le jeu « Evasion de Jupiter ». Il a échoué sur une lointaine planète et se retrouve en mauvaise posture, désintégré par des lasers et perdu dans les ténèbres jusqu'au moment où il se retrouve face à lui-même, son double le menaçant d'un couteau effilé...
Kris, spécialisée dans la récupération des inners en détresse, est contacté pour lui porter secours. Mais elle arrive trop tard. Maze décède lors de son transport à l'hôpital... Les cas de mort par « noyade » sont de plus en plus fréquents, et Kris soupçonne un célèbre pirate, Hank, d'être à l'origine. Si le boulot de Kris est de ramener à la réalité des joueurs paumés dans la réalité virtuelle, celui d'Hank est de traquer les images-chocs, les scènes de violence de Slum City, la banlieue parisienne — Hank va-t-il jusqu'à tuer des inners pour s'approvisionner en bon matériau ?
En droite ligne de Cyberkiller, le lecteur retrouvera dans Inner City le foisonnement incroyable de personnages secondaires, la densité de l'univers exploré (d'une telle densité, en fait, que d'aucuns éprouveront peut-être des difficultés à se plonger dans ces romans — où néologismes et nouveaux concepts sont surabondants !) et la noirceur totale d'un futur terriblement crédible. Typique de l'ambiance de cette trilogie, une scène au début d'Inner City : Kris court dans la rue, à Paris, quand elle est bousculée par un type complètement perdu. « Celui-ci, âge indéterminé, ventru, traits flasques hérissés de barbe, en jean sale et fripé, trace fébrilement dans l'air surchauffé l'icône de retour au menu principal et marmonne d'une voix chevrotante 'retour d'urgence, retour d'urgence'. (...) Pourquoi ça marche pas ? glapit-il. Pourquoi je reste coincé dans ce simul de merde ? » Kris explique à l'homme qu'il est en « Basse Réalité » (le monde réel, par opposition à la « Haute Réalité », le virtuel) et lui conseil de rentrer chez lui. Lorsqu'elle le quitte l'homme « tente d'appeler l'icône teleport. Vous devez y aller à pied ! lui crie-t-elle »...
Slum City, le dernier livre de Ligny, continue d'exploiter la veine cyberpunk — mais cette fois pour un public d'enfants, ce qui est tout nouveau. Ce roman est paru dans une nouvelle collection d'Hachette Jeunesse, la Verte Aventure « Science-fiction ». Ligny y aborde le même univers que précédemment, mais en prenant garde à utiliser moins de violence.
Nous débarquons en finale d'un jeu de rôle grandeur nature, se passant dans Paris intra-muros et mettant en compétition deux bandes de jeunes dont les noms de code sont respectivement les Zapmen et Lumière Foudroyante. Quatre participants dans chaque équipe pour un jeu qui se nomme « Slum City Guerilla ». Un seul objectif : combattre selon les règles établies pour récupérer le Trophée et donc gagner la finale et avoir tous les honneurs durant une grande fête... en direct virtuel, s'il vous plait.
Autant les Zapmen sont honnêtes et batailleurs, autant Lumière Foudroyante et son chef X-Roy sont roublards et haineux. Cette deuxième équipe fera tout pour remporter la victoire, en commençant par bugger le jeu avec un leurre qui fait que les Zapmen franchissent la Barrière qui sépare Paris de Slum City sans s'en rendre compte. Shade, Miniboute et Ze Cat se retrouvent de l'autre côté, dans une banlieue infâme et surtout réellement dangereuse, car la survie y est dure et les bandes de loubards légions. Le quatrième ado, Saut d'Orbite, avec le Trophée dans les mains (qu'il vient de trouver dans une boutique tenu par un vieux chinois, reste coincé dans Paris, à la merci de Lumière Foudroyante. Quand les trois expatriés commencent à comprendre ce qui leur arrive, il est trop tard. Se croyant à l'abri dans un supermarché désaffecté, ils se font attaquer et ne doivent la vie sauve qu'à l'intervention de Ki, une jeune asiate experte en arts martiaux, qui les tire de leur mauvais pas et les entraîne aussitôt dans le labyrinthe d'une jungle urbaine où leur vie ne vaut pas grand chose s'ils ne se battent pas. Chaque quartier étant un territoire où règnent les propres lois des intéressés. L'asiate et les Zapmen atterrissent dans une usine transformée en camp retranché, une mini société dirigé par un ancien inner effacé répondant au nom de Jack. Les intentions des gens vivant à Slum City sont clairs. Sortir de la misère et reconstruire un semblant de démocratie. C'est d'une vie différente dont les adolescents ont besoin, pas d'une vie par procuration à travers des rencontres virtuelle, des courses dans des supermarchés virtuels ou autres circuits Maya pour communiquer...
Une nouvelle fois, les personnages de Ligny subissent des crises qui rendent leur chemin de vie mouvementé — et donc « initiatique ». Ligny s'est mis dans la peau de ses adolescents, il sait les rendre crédibles. Chaque roman de sa trilogie illustre des thèmes socio-politiques très actuels — ceux de Slum City sont transcrits de manière plus direct, en fonction du public visé : c'est pas devant l'ordinateur individuel ou la télévision qu'on se forge à ses responsabilités.
Avec le talent qui lui est habituel, Ligny s'approprie dans ces trois romans le discours cyberpunk, pour le fondre dans la culture française actuelle. Il a su en tirer de nouvelles richesses — passionnant est un faible mot pour conclure.
Hervé Graizon & A.-F. Ruaud
Après sept romans (dont cinq de SF) chez
Denoël et une quinzaine au
Fleuve Noir, on guettait avec intérêt l'arrivée de Jean-Marc Ligny chez J'ai lu. Comme pour
Ayerdhal ou
Canal, la publication de Ligny s'inscrit dans une politique éditoriale qui donne la parole aux auteurs français et marque également l'intérêt de J'ai lu pour l'univers cyberpunk.
Reprenant l'univers qu'il avait esquissé avec
Cyberkiller (Fleuve Noir
Anticipation), Ligny a su assumer son identité d'auteur français en situant son intrigue tantôt au cœur de Paris, tantôt en Bretagne, sans que cela ne paraisse artificiel. L'action se déroule dans un futur où une grosse partie de la population passe ses journées dans le Cyberespace. En suivant le personnage de Kris, à la recherche d'un fantôme qui hante le réseau virtuel, on découvre une société malade, coupée de ses racines.
Sans trahir son style libre et rapide, rythmé par la musique rock qu'il écoute en écrivant, jouant avec une narration fluide, au présent, et qui change de focalisation à chaque chapitre, Ligny est parvenu à donner de l'envergure à
Inner City, roman cyberpunk sur l'illusion. Celle qui naîtra de l'utilisation abusive des mondes virtuels, celle qui fera tomber dans l'oubli les charmes de notre réalité quotidienne et creusera un écart entre les
inners, plongés dans le réseau, et ceux qui n'y auront pas accès, les
outers. L'illusion sera le mot-clef du futur, on ne saura plus qui se cache derrière ces masques virtuels et quelle puissance rôde derrière les icônes du réseau. L'homme devra finir par réapprendre à goûter les plaisirs simples de la vie, ou il se perdra dans les méandres du Cyberespace, dans la
réalité profonde. Fort du recul qu'il a pris il y a quelques années en quittant la capitale, Jean-Marc Ligny s'est attaché à traiter l'aspect social d'un monde cyberpunk, faisant un parallèle entre ce qui oppose les
inners et les
outers, et ce qui oppose les Parisiens et les banlieusards de demain. Jean-Marc Ligny en profite pour traiter du problème des banlieues, qui lui est cher, et le lecteur appréciera le travail sur les clivages du langage parlé.
La ségrégation de demain sera virtuelle ou ne sera pas.