Après La croisière Einstein (en collaboration avec Maxime Benoit-Jeannin) et L'Œuf du diable (solo), Philippe Cousin continue de s'éloigner du terrain de la science-fiction pour baliser un espace plus stéréotype, le thriller d'espionnage et de politique-fiction, à la manière de ces innombrables auteurs anglo-saxons visant le best-seller de l'été. A ce titre, Le pacte Prétorius est à la fois irritant et passionnant. Le défilement du récit ? Irritant parce qu'il faut à l'auteur 150 pages bien tassées de présentation des personnages et des différents services secrets qui les enrobent, avant de passer enfin à l'action ; mais passionnant parce que, dès que cette action démarre (une hallucinante course-poursuite au cours d'une nuit qui semble ne jamais avoir de fin), on est accroché aux pages comme les héros à leur volant. Les personnages ? Irritants parce que, « gens comme tout le monde » (il s'agit de trois couples habitant le hameau de Douchy dans le Loiret) choisis par les S.S. pour être des « mules » manipulées, ils se sortent par des miracles un peu trop miraculeux de tous les périls et embûches ; mais passionnants parce que justement ces couples comme vous et moi sont d'idéaux réceptacles d'identification, avec leurs mesquineries, leurs peurs, leur tendresse, leur grandeur fragile. La thématique ? Irritante parce qu'entre tous ces services secrets qui s'imbriquent et se combattent, entre ce secret caché dans un secret caché dans un troisième secret, on en perd un peu les pédales, jusqu'à s'en foutre ; mais passionnant justement parce que toutes ces combines, toutes ces manipulations, ces rouages dans les rouages, délivrent une formidable sensation de dérisoire, d'absurde, qui est le fondement même du livre.
Cette fonction de balancier poursuit le lecteur jusqu'aux dernières lignes du récit. On ne cesse de se dire que les mules s'en sortent vraiment trop facilement, (ah ! ce Lucas épuisé qui pressent que sa voiture est piégée et tourne la clé de contact avec un improbable système de ficelle), et en même temps on est content qu'ils s'en sortent. Et, livre fermé, on se dit que vraiment, non, ils n'auraient pas dû s'en sortir. Facilité commerciale du happy end ? C'est plus compliqué que ça. Les personnages créés et mis en scène par l'auteur, ces anciens gauchos recyclés dans la pub ou le roman porno, ces terriens qui « Hâtaient la venue de l'été avec des gestes tendres » (p. 67), c'est l'auteur lui-même (Cousin habite Douchy), tel qu'il se projette, avec ses amis, dans un monde paranoïaque qu'il hait. Pouvait-il raisonnablement (non : viscéralement) les faire mourir ? Se faire mourir ?
Lu dans cette optique, Le pacte Prétorius prend un tout autre sens. Cousin n'a pas voulu faire un James Bond de plus, il n'y a pas d'hommes de fer ou de marbre dans son roman. Même les plus hauts personnages, les plus puissants, les plus secrets, sont des êtres las et amers, déchirés par un dysfonctionnement fondamental (Un responsable de la DGSE se fait remodeler le visage pour prendre l'apparence de son pire ennemi, la ravissante jeune femme qui commande le service action de la CIA est une nymphomane habitée de pulsions sadiques : beau portrait de femme !). Que dire alors des « mules », ces animaux qu'on fait avancer à coups de trique ? Tous ces pions, du plus petit au plus gros, n'obéissant qu'à deux règles : « tout le monde trahit tout le monde » (p. 309), et « le désordre est l'ordre secret du monde » (p. 377). Pire, ils n'obéissent qu'à une toute puissante pulsion de pouvoir, donc de mort, qui est la vraie raison du livre, sa vraie pâte. C'est en cela que, par-delà les invraisemblances de surface, il nous touche au plus secret de nos peurs.
En cela est la vraie réussite de Cousin. Une réussite, est-il besoin de le redire, qui s'appuie tout entière sur le style coloré de l'auteur, à cent coudées de l'écriture plate et fonctionnelle de la plupart des romans de même codage. Le point fort de l'auteur est la caractérisation des personnages. Il lui suffit d'écrire que « ses talons semblaient planter des clous » (p. 24) pour faire sentir la détermination d'une femme, et quelle meilleure façon de classifier les agents des SS que dire : « Leur personnalité était semblable à l'emballage des berlingots de lait, en apparence lisse et paraffiné par des années de self-control, mais, à l'intérieur, mâchée et imbibée d'aigreurs par le clapotis du secret » (p. 19) ?...
Le style fait l'homme ? Le style fait ce roman-là. Pas un espionnage de plus : un autre espionnage, dissous au fond de notre œil trop humain.