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Aux portes des ténèbres

Jean Louis BOUQUET

Première parution : Denoël, 1956


DENOËL (Paris, France), coll. Présence du futur précédent dans la collection n° 11 suivant dans la collection
Date de parution : 1958
Dépôt légal : 1er trimestre 1956, Achevé d'imprimer : 23 décembre 1955
Réédition
Recueil de nouvelles, 256 pages, catégorie / prix : 390 fr.
ISBN : néant
Format : 12,1 x 17,8 cm
Genre : Fantastique

Les deuxième et troisième de couverture sont imprimées en couleurs, dans une teinte identique à celle de la première de couverture (ici magenta). Le catalogue présent en quatrième de couverture s'arrête au numéro 23 ("Le Voyageur imprudent"), paru au deuxièéme trimestre 1958, de telle sorte qu'il s'agit sans doute ici des pages du premier tirage, puisqu'on y trouve un achevé d'imprimer correspondant, assemblées sous une nouvelle couverture en 1958.

Autres éditions
   DENOËL, 1956, 1956
Sous le titre Les Filles de la nuit
   MARABOUT - GÉRARD, 1978

Pas de texte sur la quatrième de couverture.
Sommaire
Afficher les différentes éditions des textes
1 - En manière de frontispice, pages 7 à 7, introduction
2 - Les Filles de la nuit, pages 9 à 55, nouvelle
3 - Les Pénitence de la Merci, pages 57 à 112, nouvelle
4 - Caacrinolaas, pages 113 à 168, nouvelle
5 - La Fontaine de Joyeuse, pages 169 à 209, nouvelle
6 - La Figure d'argile, pages 211 à 250, nouvelle
Critiques des autres éditions ou de la série
Edition DENOËL, Présence du futur (1956)

    Événement chez Denoël : la sortie très attendue (dans la collection « Présence du Futur ») de « Aux portes des ténèbres », le second recueil de nouvelles de Jean-Louis Bouquet, que « Le visage de feu » avait, il y a quelques années, placé d’emblée au rang des grands conteurs fantastiques. Ce n’est pas aux lecteurs de « Fiction » que j’apprendrai le talent de Bouquet, puisque celui-ci est un « auteur maison ». Cependant, tout familier qu’on se soit cru avec son œuvre, voilà qu’il s’est payé le luxe de nous surprendre : voilà qu’il est allé, à l’occasion, jusqu’à renouveler sa « manière » !

    C’est à dessein que j’épingle entre guillemets ce mot, car il est de ceux qui déplaisent à Jean-Louis Bouquet. Ce dernier a toujours refusé en effet d’être enfermé dans un cadre, d’être « catalogué ». Il n’a pas caché son regret de se voir, après son premier livre, résolument et définitivement classé comme conteur noir. Pour avoir versé elle-même dans cette généralisation, notre revue lui doit bien, par mon truchement, une amende honorable.

    Donc il semble que Bouquet, en nous présentant cette fois cinq histoires plus variées de ton et d’esprit que ses quatre histoires de démons sous le signe de la lettre A, ait voulu échapper aux définitions toutes faites et manifester une tendance à l’éclectisme méconnue chez lui. Le résultat est qu’à l’unité de ton il a substitué la notion plus précieuse d’équilibre. Son nouveau recueil constitue un ensemble parfaitement dosé, où les extrêmes se contrebalancent. Pour parler couleurs, nous avons là à la fois, si l’on veut, du « noir » (« Caacrinolaas »), du « violet » (« Les filles de la Nuit »), du « bleu » (« La fontaine de Joyeuse »), du « rose » (« La figure d’argile ») et du « rouge » (« Les pénitentes de la Merci »). Les deux premiers récits ont été publiés en avant-première ici même et sont de l’excellent Bouquet, disons, « traditionnel » ; les deux suivants sont de curieuses et attachantes histoires en marge de la « tradition » en question ; le dernier cité, enfin, qui est la clé de voûte du recueil, est à mon avis le plus beau de Bouquet à ce jour et très probablement un tournant capital dans son œuvre (il est de fait le plus récent chronologiquement).

    J’ai eu grand plaisir à relire « Les filles de la Nuit ». J’ai un faible pour ce ballet de l’amour et de la mort, cette pantomime cruelle où Pierrot et Colombine sont pris au piège par un Polichinelle démoniaque et un vieil Arlequin macabre. La terreur s’y enrobe de reflets nacrés ; la mort est comme voilée de tulle et de gaze, fardée aux couleurs de l’arc-en-ciel et costumée en atours cérémonieux. Et à la fin du bal les masques tombent et les danseurs se disloquent, le menuet se dénature sardoniquement comme les airs de valses dans celle de Ravel, et l’ombre hideuse du Maître de cérémonies plane sur les lieux…

    « Caacrinolaas », conte fantastique de « suspense », est sans doute plus extérieur, moins insidieux dans son action sur l’esprit du lecteur. La grande qualité de cette obsédante histoire mi-baroque mi-monstrueuse, c’est son pouvoir de choc, qui ne s’atténue pas à la seconde lecture. Je crois difficile de concevoir des péripéties mieux amenées ni plus saisissantes que les deux interventions du chien, qui éclatent dans le récit comme la foudre dans un ciel d’orage en attente. Il y a là un art de l’effet « de choc » qui gagne une efficacité extraordinaire à l’emploi du raccourci et de l’ellipse (à aucun moment Caacrinolaas ne nous est montré objectivement : son apparition sur le balcon est vue par les yeux de l’héroïne et, la deuxième fois, on entend seulement son horrible aboiement). Ce démon canin invisible ou incarné sous un masque grotesque restera peut-être un des plus inquiétants de tous ceux conçus par Bouquet.

    J’en viens maintenant aux inédits.

    « La fontaine de Joyeuse » est un attrayant conte un peu mineur, mais qui a tout pour plaire. Le thème est ingénieux et fascinant : il s’agit d’une jeune fille qui fait du dédoublement de la personnalité et se met, au cours de ses crises, à se substituer mentalement à une de ses lointaines aïeules ; en fait, elle est réellement possédée alors par l’esprit de cette aïeule, et ses agissements inexplicables aboutissent à mettre au jour un drame secret et particulièrement insolite, joué dans le passé et prolongé dans le présent. La base de ce drame est la tradition crypto-historique de la bizarre profanation des cœurs des rois de France – source déjà employée autrefois par Ewers dans « Les cœurs des rois », un des contes de son fameux recueil « Dans l’épouvante » (comme Bouquet, d’ailleurs, le rappelle). Mais il n’y a rien de commun entre la macabre histoire d’Ewers et celle de Bouquet, qui vaut avant tout par son pittoresque(11), son atmosphère de mystère, son caractère intriguant et captivant qui ressemble à celui d’un bon roman policier. Il n’y a pas là les résonances et la profondeur de ses plus grandes nouvelles, mais il s’est comme plu à écrire quelque chose dont l’intérêt soit essentiellement externe, dans un ton plus léger et détaché que d’ordinaire. Le résultat est ce récit fort « public » (on en tirerait matière à un film) et qui pourrait servir d’introduction à son œuvre. On y trouve de bien jolis passages, par exemple tous ceux qui décrivent le comportement de la singulière et belle jeune fille dans son état second : participant à des péripéties et se déplaçant dans un décor visibles pour elle seule, comme ces hypnotisés qui jouent un rôle compliqué dans le vide.

    On a donc déjà là un Bouquet inhabituel. Plus grande surprise encore avec « La figure d’argile », qui tient à la fois de la fable des Mille et Une Nuits et de l’apologue moraliste. Pour la première fois, Bouquet nous y présente un démon dépouillé de l’aura maléfique, de la « vibration » horrible qui caractérisaient Alastor, Alouqa et leurs congénères. Démon sardonique et raisonneur, plaisamment dénommé le Lilou, et dont les fonctions ne vont pas sans rappeler celles du génie d’Aladin. Quant au « romantisme » de l’auteur, il fait place ici, au moins dans la première partie de la nouvelle, à un rationalisme pince-sans-rire : le souvenir d’Anatole France venant relayer celui d’Hoffmann ou de Barbey d’Aurevilly ! Le plus troublant est que le sujet se serait admirablement prêté à un récit « ténébreux » dans la tradition Bouquet ! Le héros aurait pu être le pendant de Jean-Marie dans « Le piège aux âmes » : comme lui il pouvait, prisonnier de sa tentation, toucher le fond d’un abîme et voir le démon face à face. Cette figure d’argile dont il est le possesseur, c’est une statuette magique qu’il suffit de recouvrir d’une pièce de vêtement féminin pour disposer à volonté de sa détentrice… ou plus exactement de sa réplique parfaite et privée d’âme comme un golem. Les nuits du héros sont hantées par de séduisants mannequins de chair, images de vivantes ou de mortes, dociles aux moindres caprices – et en chacune de ces pseudofemmes c’est toujours le Lilou qu’il étreint, le génie de la figure d’argile ! Mais l’attente donc est trompée : le héros ne joue pas avec un feu dangereux, il ne court pas à sa perte – au contraire, par un étrange retournement de situation, l’objet démoniaque devient l’instrument sinon de son bonheur, du moins de son sauvetage, et le récit se clôt sur ce qu’il faut bien appeler une « happy end », d’un point de vue moraliste tout au moins. Bouquet montre là des préoccupations spiritualistes déjà présentes en filigrane aussi bien dans « Le visage de feu » ou « Le miroir enchanté » que dans « Le piège aux âmes », mais cette fois il les formule plus nettement. Il n’a pas craint en cette occasion de prendre le contre-pied de la mode en écrivant un conte fantastique moral (le fantastique, de nos jours, se veut pessimiste). Cette originalité fait le prix de cette curieuse histoire.

    Enfin, j’ai gardé pour la bonne bouche le récit-vedette du recueil : « Les pénitentes de la Merci », qui est réellement une très grande chose. J’ai parlé de tournant dans l’œuvre de l’auteur ; en effet, il semble qu’on ait ici l’amorce d’un nouveau Bouquet, « décanté », « sublimé », sacrifiant la mise en scène et les accessoires au profit d’une profondeur tout interne, remplaçant le romantisme du cadre et de l’action par un romantisme qu’on appellerait « transcendental » si le mot n’avait une réputation si creuse. Dire que voici la meilleure de ses œuvres est peu : c’est une œuvre qui vous impressionne jusqu’au malaise, qui vous poursuit après coup et creuse en vous des racines pour mieux continuer à vous obséder. Une œuvre flamboyante et sombre, qui brûle quand on y touche, qui inquiète comme quelque chose d’un peu trop hors nature pour ce monde. On ne peut même pas dire qu’elle vous séduise ; elle est au-delà de la séduction ; elle ne cherche pas à plaire ; elle subjugue. C’est un projecteur braqué en plein visage et on est pris entre quatre murs sans pouvoir fuir : alors on est bien forcé de subir l’éblouissement.

    Le fantastique y est splendide, d’une beauté hallucinatoire aux feux de diamant noir. Pourtant ce fantastique même n’est qu’un prétexte. Prétexte à un drame d’âmes. Cette nouvelle orientation de son œuvre, Jean-Louis Bouquet l’a trop bien évoquée lui-même dans son frontispice pour que je ne lui emprunte pas une citation :

    « Les récits » que l’on dit fantastiques et desquels on n’attend souvent qu’un frisson, ne peuvent-ils être parfois une algèbre où se transposent des problèmes intérieurs si obscurs qu’ils ne se laissent pas aisément résoudre ni même poser dans les normes classiques ? Regardez auprès de vous tel être cher dont le mystère vous passionne et de qui vous ne saurez jamais tout : ah ! s’il vous était accordé de le suivre en ces mondes où les démons deviennent visibles – et où ils formeraient sous vos yeux l’équation ! »

    C’est précisément là le point essentiel : pour la première fois Bouquet s’est passé ici du secours extérieur d’un démon. L’atroce et pitoyable héros de cette histoire n’a son démon qu’en lui-même – et celui-ci est encore plus effrayant qu’un Alastor ! Le fantastique abandonne l’au-delà et revient au niveau de l’homme. L’homme l’orge ses propres démons-mais ceux-ci lui échappent ; et le transfert des hantises même au-delà de la mort est l’idée de base de la nouvelle. Ces démons intimes qu’un homme a projetés là où il a vécu, ces phantasmes dont son imagination a imprégné les lieux, restent matérialisés comme sur une plaque photographique et n’attendent qu’un canal pour s’extérioriser. La pensée a le pouvoir de créer les fantômes et de déclencher les forces mauvaises. L’enfer est en chacun de nous.

    Ce thème grave, Jean-Louis Bouquet l’a traité au burin. Sa nouvelle est un spectacle d’ombres en style d’eau-forte. Il est convenu de dire des auteurs psychologiques qu’ils « sondent » l’âme humaine. On a l’impression que Bouquet, lui, la passe aux rayons X. Il y avait déjà eu dans certains de ses contes des allusions psychanalytiques ; ici, c’est la psychanalyse qui sert à étayer l’histoire, mais son utilisation est si différente des naïfs poncifs en vigueur dans la littérature américaine qu’on croit découvrir une valeur neuve.

    L’œuvre est sans concessions. Bouquet va jusqu’au bout de la peinture de ce cas psychologique – qui est une obsession sexuelle d’un genre particulier. Il vous découvre des plaies gangrenées et vous fait mettre le doigt dans l’infection. Les voies où il vous conduit sont scabreuses. Sa nouvelle est indissociable de son contenu érotique, introduit d’ailleurs avec un tact exemplaire. Mais cet érotisme tragique, qui s’épanouit dans de sinistres cauchemars, pourrait illustrer la thèse (sincère ou non) de Jean Paulhan dans la préface à l’« Histoire d’O » : « l’impitoyable décence et l’action salutaire des livres dits érotiques ». Ce n’est pas une histoire moralisatrice que « Les pénitentes de la Merci », mais c’est quand même le problème du mal qu’elle évoque, et de là découle sa portée « morale ».

    Qu’on soit sensible ou non à celle-ci, en tout cas, le récit offre par ailleurs assez de richesses pour combler le lecteur. Et à lui seul il mérite – que dis-je, il nécessite ! – l’acquisition de l’ouvrage. C’est un futur morceau d’anthologie – et son auteur, quelqu’un qui devient de plus en plus passionnant à suivre.

Alain DORÉMIEUX
Première parution : 1/1/1956
Fiction 26
Mise en ligne le : 20/4/2025

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