Leena KROHN Titre original : Postia toisesta kaupungista, 1985 Première parution : Helsinki, Finlande : WSOY, 1985ISFDB Traduction de Pierre-Alain GENDRE
José CORTI
(Paris, France), coll. Merveilleux n° 56 Date de parution : 11 avril 2019 Dépôt légal : avril 2019 Première édition Anthologie, 196 pages, catégorie / prix : 19 € ISBN : 978-2-7143-1218-1 Format : 13,5 x 18,0 cm❌ Genre : Fantastique
Quatrième de couverture
Tainaron consiste en une série de lettres envoyées par une femme d’une ville qui porte ce nom à un ancien ami ou amant resté au pays, de l’autre côté d’un vaste océan. On ignore pourquoi elle s’y trouve. C’est une ville peuplée d’insectes où un ami qu’elle s’est fait sur place, le Capricorne, la guide à travers le dédale de ses rues, l’étrangeté de ses us et coutumes, les dangers et la beauté d’un monde en perpétuelle métamorphose.
Chaque lettre ou presque nous parle d’un aspect particulier de cette ville inquiétante et extraordinaire : de ses jardins aux fleurs géantes qui peuvent vous gober tout entier, d’un curieux cortège qui emplit les rues comme un fleuve, d’immolations sur une colline dominant la cité, d’une reine des bourdons qui collectionne les souvenirs heureux des autres, d’un prince oublié de ses propres sujets… Au milieu de tout cela, la narratrice cherche son chemin et sa place, entre les souvenirs de son monde ancien et les sollicitations d’une étrangeté à la fois inquiétante et fascinante.
Née en 1947 à Helsinki, Leena Krohn est l'auteure d'une oeuvre abondante (romans, nouvelles, essais, livres pour enfants) traduite dans plus de quinze langues. Elle a reçu le prix Finlandia en 1992. Signe de l'intérêt grandissant que son oeuvre suscite, une vaste anthologie de ses écrits (plus de 800 pages) est parue en traduction anglaise en 2015.
Critiques
Aucune carte géographique ne porte la mention de Tainaron, la cité donnant son titre à ce roman de la Finlandaise Leena Krohn. La ville est pourtant d’une « taille immense » selon la narratrice. Elle offre par ailleurs tout ce que l’on est en droit d’attendre d’une métropole : des magasins, une université, un musée municipal et même des pompes funèbres. Se décomptant par « millions », la population de Tainaron présente cependant une apparence aussi singulière que celle de son prince. Entre autres traits anatomiques remarquables, son Altesse possède « deux pinces duveteuses [émergeant] d’un de ses membresinférieurs. » À l’image de ses sujets, le souverain est un insecte humanoïde, à moins qu’il ne s’agisse d’un humain insectoïde. Se signalant encore par son cosmopolitisme entomologique, Tainaron abrite aussi bien des êtres aux « antennes délicatement déployées » que nantis d’un « camouflage mimétique », ou bien aux yeux « si grands qu’ils occupent jusqu’au tiers de leur visage. » D’autres jouissent d’une longévité étonnante, tel le voisin de palier de la narratrice, dont « certains affirment qu’il a plus de cent cinquante ans »…
Par sa forme comme par son propos, l’étrange univers urbain de Tainaron n’est pas sans évoquer celui du « Cycle des Contrées» de Jacques Abeille. À l’instar de ce dernier, Leena Krohn use d’une prose élégamment ouvragée, discrètement ourlée de poésie. Sous-titré « Lettres d’une ville étrangère », le roman adopte en outre une construction impressionniste. Les chapi-tres consistent en autant de missives adressées par la narratrice, depuis Tainaron, à un correspondant. De l’une et de l’autre, on ne sait que peu de choses. Sans doute sont-ils humains. Le destinataire des lettres réside dans une ville inconnue se situant de l’autre côté d’Oceanos, la mer baignant Tainaron. On devine qu’il fut l’amant de celle qui est venue vivre au milieu de ces créatures « faisant claquer lesplaques de chitine surleur dos ».
Courrier après courrier, la narratrice dresse une intrigante topographie, oscillant constamment entre exactitude scientifique et flottement onirique. Ainsi dessiné, le paysage urbain devient le révélateur de la psyché du protagoniste de Tainaron. Découvrir ses habitants à élytres, observer leurs « habi-tudes bien singulières » sont autant d’occasions pour elle d’interroger son rapport à l’amour, à la vérité, au temps ou bien encore à la mort. D’abord angoissée, puis de plus en plus apaisée, la trajectoire de l’héroïne se fait in fine libératrice.
Cette belle traduction de Tainaronvient révéler aux francophones un versant poétique et métaphorique de la « Finnish Weird » (sur celle-ci, cf. notre critique de Quand je ne regarde pas, Bifrost n°92). Une mouvance dans laquelle Leena Krohn – née en 1947 et auteure d’une trentaine d’ouvrages – occupe une place majeure… mais quasi ignorée en France, où seuls deux de ses livres ont été traduits. Alors que les anglophones disposent depuis 2015 d’un fort volume de Collected fiction, édité par Ann et Jeff VanderMeer chez Cheeky Frawg Books. Sans doute pourrait-il inspirer quelque éditeur hexagonal…