Andreas ESCHBACH Titre original : Die Haarteppichknüpfer, 1995 Première parution : Franz Schneekluth Verlag, Müchen, 1995 Traduction de Claire DUVAL Illustration de Vincent MADRAS
J'AI LU
(Paris, France), coll. Science-Fiction (2007 - ) n° 7333 Dépôt légal : décembre 2012, Achevé d'imprimer : 18 décembre 2012 Roman, 320 pages, catégorie / prix : 7,20 € ISBN : 978-2-290-33013-5 Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Quelque part aux confins de l'empire se niche une petite planète que seule une curieuse coutume distingue de ses consœurs : depuis des temps immémoriaux, les hommes, tisseurs de père en tils, y fabriquent des tapis de cheveux destinés à orner le palais des étoiles de l'empereur.
Pourtant, certains, tel cet homme au passé nébuleux qui prétend venir d'une lointaine planète, racontent que l'empereur n'est plus. Qu'il aurait été tué par des rebelles. Mais alors, à quoi — ou à qui — peuvent donc servir ces tapis ?
ANDREAS ESCHBACH
Son entrée en littérature a fait l'effet d'une bombe : non seulement on découvrait avec lui une science-fiction allemande longtemps demeurée inconnue, mais Des milliards de tapis de cheveux, son premier roman, s'est immédiatement imposé comme un chef-d'œuvre d'originalité et de poésie.
Grand Prix de l'Imaginaire 2001, meilleur roman étranger
Dans sa critique de la réédition des Milliards de tapis de cheveux, dans Galaxies n°35, Bruno Della Chiesa n'a pas peur des mots : « C'est, tout simplement, l'un des plus beaux livres de science-fiction jamais écrits. » J'abonde tout à fait dans son sens, et le place sans vergogne au même niveau que Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith ou Demain les chiens de Clifford Simak, au rayon fort étroit des plus belles légendes du futur sorties de l'imagination humaine. Attention, je parle bien ici de légendes et non d'une Histoire du futur à la manière d'Heinlein, Herbert ou Asimov : c'est à dire d'une collection (« collecte » serait plus approprié...) de contes et récits s'articulant autour d'un thème central, et donnant un aperçu d'une civilisation lointaine, perdue dans les limbes du temps et/ou de l'espace. Et comme dans toute bonne légende, on part du quotidien, de l'insignifiant — depuis des générations, de père en fils, on fabrique sur cette planète, jour après jour, nœud après nœud, des tapis en cheveux humains pour orner le lointain palais de l'Empereur, quelque part dans les étoiles — pour arriver par petites touches, de récit en récit, à une dimension mythologique et cosmogonique époustouflante, voire terrifiante. La dernière nouvelle ménage une surprise digne, dans son genre, de celle de Usual Suspects (non ! ne racontez pas la fin !). Du grand art, ciselé avec amour et patience, jour après jour, mot après mot, par ce grand tisseur d'univers qu'est Andreas Eschbach.
La publication en Allemagne du premier roman d'Andreas d'Eschbach, en 1995, a été un choc. On n'avait pas vu depuis longtemps, outre-Rhin (ou même ailleurs !), un texte aussi bien tissé, aussi original, aussi poétique, aussi puissant, aussi marquant. Récompensé par le prix allemand le plus prestigieux du genre (avant d'être plus tard couronné, chez nous, par le Grand Prix de l'Imaginaire), le livre a rapidement attiré l'attention au-delà de l'espace germanophone, et sa sortie en France, quatre ans plus tard, n'a fait qu'amplifier le phénomène : « l'effet d'une bombe », pour reprendre l'expression utilisée par le présent éditeur en quatrième de couverture. Soudain, d'autant que cette reconnaissance suivait de près l'entrée en scène de Valerio Evangelisti, on a eu le sentiment qu'il se passait des choses importantes chez nos voisins...
Le moins que l'on puisse dire, donc, est que ce roman n'est pas passé inaperçu. Beaucoup a été dit, et écrit, à propos des Milliards de tapis de cheveux, y compris dans Galaxies (critique dans le n°15, dossier Eschbach largement consacré à ce livre dans le n°17, et jusque dans le numéro hors série Utopia 1) : interviews, tables rondes, article, nouvelle prequel, rien n'y manque. Le présent papier serait-il donc superflu ? Peut-être. En tout cas, on se contentera ici, pour ce qui est de la construction du récit, de son contenu, de sa portée symbolique, de son importance pour l'histoire du genre, et de la place qu'il occupe dans le paysage de la SF européenne, de renvoyer le lecteur intéressé aux publications ci-dessus.
Déjà un classique, en fait. Inattendue pour un roman tudesque, cette opportune réédition en atteste (qui aurait parié un pfennig là-dessus il y a cinq ans ?). Ce format poche présente non seulement l'avantage d'être plus abordable, mais encore s'orne d'une couverture à nouveau signée Vincent Madras, qui pour faire subtilement référence à celle de l'original, n'en est pas moins plus belle, plus élaborée et plus significative. Et le texte, bien sûr, le texte...
On ne redira jamais assez à quel point Des milliards de tapis de cheveux est, avant tout, un incomparable plaisir de lecture. Reprendre ce brillantissime « fix-up » (quelle étrange expression, en vérité ; j'ai l'impression en l'entendant que le porte-jarretelles a été oublié dans un tiroir) après quelques années replonge immédiatement l'amateur ébahi dans cette « nostalgie du futur » qui l'avait emporté lors de la première lecture. Bien sûr, rien ne remplace jamais vraiment une première fois, et l'on peut à bon droit envier ceux qui ne l'ont pas encore lu (et à qui ce plaisir de la découverte s'offre encore, ainsi que pour le film Usual Suspects, en quelque sorte). Mais croyez-en mon expérience (comme disent les amortis), la relecture (la « redécouverte », pour reprendre le titre de la prequel écrite par Eschbach pour Galaxies n°17) vaut largement les heures que l'on y consacre.
Si comme moi vous n'êtes pas un inconditionnel du space opera, vous n'en savez pas moins que dans ce domaine comme dans d'autres, quelques rares œuvres font exception à la grise monotonie. Nul doute n'est permis : le premier roman d'Eschbach n'est pas seulement un space opera pour aficionados, mais aussi pour tous les autres (en dépit d'une petite coquille persistante dans les versions françaises : un 5 malencontreusement transformé en 8 à la fin du chapitre 6). Mieux, c'est le space opera des années 90. Ce serait cependant faire injure à ce livre admirable que de le limiter à cette étiquette réductrice. N'ayons pas peur des mots : Des milliards de tapis de cheveux est, tout simplement, l'un des plus beaux livres de science-fiction jamais écrits.
Tout débute comme dans un conte oriental : un homme consacre sa vie à confectionner un tapis en cheveux humain. Peu à peu, on apprend que le village entier, et même la planète entière, se consacre à cette curieuse activité, dont les conséquences humaines et socio-économiques se dévoileront bientôt. Mais des milliers de gens font la même chose sur des milliers de planètes depuis des millénaires... des milliards de tapis de cheveux, destinés à décorer le palais de l'Empereur... où personne n'a pourtant jamais vu le moindre tapis... Quel est ce mystère ?
Eschbach a un sens du récit peu ordinaire. Chaque chapitre est une sorte de nouvelle, un récit complet se terminant par une chute - souvent tragique -, et qui pourrait se lire indépendamment des autres. Mais ces histoires s'emboîtent et se complètent, pas toujours de façon chronologique, pour former - à la manière des noeuds d'un tapis - une trame complexe et splendide. En raison de cette narration morcelée - mais pourtant parfaitement cohérente - il n'y a aucun héros. Les chapitres sont centrés sur différents personnages, illustrant souvent un corps de métier. Nous suivrons ainsi un tisseur, une marchande, un collecteur d'impôts, un prédicateur, un musicien, un pilote impérial, un archiviste, un rebelle... croisant parfois au détour du chemin certains personnages des contes précédents.
De plus, cette construction permet à Eschbach de jouer avec les conventions littéraires en malmenant ses personnages et en prenant certaines situations à contre-pied... Par exemple, le premier chapitre nous montre la classique incompréhension entre un père qui ne connaît que la tradition et un fils qui aspire à découvrir le monde. Le lecteur s'imagine aussitôt le destin glorieux du fils, mais tout basculera dans la dernière phrase... De même, l'homme et la femme qui se croisent sur une route ne tomberont pas forcément dans les bras l'un de l'autre, même si une tentation s'immisce, et le disparu ne sera pas forcément retrouvé...
Par petites touches délicates et sensibles, l'auteur peint ainsi un univers entier, de façon bien plus efficace et complète que si l'on s'attachait aux pas d'un seul personnage. Avec une remarquable économie de moyens, sans chercher d'effet facile, Eschbach nous touche par des récits empreints de nostalgie, d'apparence simple mais profondément émouvants. Il ne néglige pas pour autant les éléments plus traditionnels de la science-fiction, et nous aurons notre lot d'Empire galactique et de trous noirs, d'immortalité et de vengeance...
Avec une parfaite maîtrise du suspense, l'explication finale ne sera livrée que dans les dernières pages, mêlée à une intrigue sentimentale qui retardera encore les révélations. Elle s'avèrera à la fois terrible et dérisoire, mais n'est-ce pas ce qui caractérise le destin de l'humanité ?... En bref, un space opera à nul autre pareil... un pur moment de bonheur... un chef d'oeuvre !
L'analogie tend les bras au critique. Eschbach a bâti son roman comme Ostvan tisse son tapis, l'un assis devant son traitement de texte, l'autre courbé au-dessus du châssis de bois, le premier nouant les chapitres entre eux, l'autre les fins cheveux.
Car ce qui frappe avant tout à la lecture de ce premier roman d'Andreas Eschbach (paru en 1995 en Allemagne), c'est son architecture. 17 chapitres (et un épilogue), dont certains constituent des nouvelles autonomes (le premier, intitulé « Les Tisseurs » est un véritable électrochoc). 17 chapitres et autant de points de vue. 17 chapitres et encore plus de personnages, certains faisant trois petits tours et puis s'en allant, d'autres revenant alors qu'on ne s'y attendait pas, d'autres ne revenant pas alors qu'on les attendait.
Devant une telle structure romanesque qui déjoue toute identification possible, l'enjeu est de deviner quelle est la figure qui se cache dans le tapis, ou, pour rendre hommage à Jean-Claude Dunyach et à sa remarquable nouvelle, de déchiffrer la trame.
Tout d'abord il y a une situation étrange : pourquoi, depuis des millénaires, une planète entière (on apprendra par la suite qu'elle est loin d'être la seule) s'adonne-t-elle au tissage de tapis en cheveux, et pourquoi ceux-ci sont-ils remis à l'Empereur ? Je ne dévoilerai pas le fin mot de l'énigme, mais la réponse est à la hauteur de la question. Au-delà de ce mystère — ou plutôt grâce à ce mystère — le problème du pouvoir est posé. Certes, le thème n'est pas original en soi. Andreas Eschbach en est conscient, et on peut voir dans la présence de ces Rebelles, de cet Empereur tout-puissant, de ces enjeux galactiques, comme un clin d'œil au cycle de Fondation d'Asimov ou à Star Wars (amateur de littérature populaire — voir son interview dans Utopia 1 — , Eschbach vient d'ailleurs d'accepter d'écrire un Perry Rhodan). Mais ce sont essentiellement les petites gens qui intéressent l'auteur : un tisseur, un marchand, un prédicateur, un collecteur d'impôts, un archiviste, un flûtiste. Et c'est à travers eux, décrits dans leur quotidien, qu'il brosse une fresque de dimension cosmique.
Cependant, plus que la lumineuse sophistication de la construction, ce qui frappe dans Des milliards de tapis de cheveux, c'est la simplicité, la modestie, la fluidité de la narration, à l'œuvre dans chaque chapitre. Comment ne pas penser au personnage de Piwano, le jeune flûtiste, jouant pour la première fois en public : « À l'instant précis où le premier son s'échappa de sa flûte, l'évidence s'imposa : une étoile s'était levée. [...] Piwano jouait le pau-no-kao, un morceau à plusieurs voix ne présentant pas de difficulté majeure et que l'un des autres élèves venait également de jouer. Il ne jouait rien de plus que ceux qui l'avaient précédé, mais quelle interprétation ! »
Ostvan est tisseur. Comme le veut la tradition, depuis qu'il a pris femme, il tisse un tapis à l'aide des cheveux de son épouse, ainsi que ceux de ses filles. Il y passe toutes ses journées, s'usant les yeux et les doigts. Pour vivre, les siens et lui ont l'argent que son père a tiré de la vente de son propre tapis de cheveux, bien des années plus tôt, et Ostvan espère bien que l'oeuvre de sa vie rapportera, lorsqu'elle sera achevée, une somme suffisante pour qu'Abron, son fils unique, puisse lui aussi consacrer sans souci son existence au tissage. Seulement, Abron ne semble pas avoir l'intention de succéder à son père, peut-être parce qu'il est allé à l'école, où il a appris à lire. Il se dresse même contre le vieil homme lorsque celui-ci, conformément à la coutume qui veut qu'un tisseur n'ait qu'un seul fils, parle de tuer son enfant à naître si celui-ci est un garçon. Mais le poids de la tradition, et la vénération à l'égard de l'Empereur immortel, véritable dieu vivant, est plus forte que l'amour paternel ; le jeune homme en fera la cruelle expérience...
C'est une bien étrange histoire qu'Andreas Eschbach, présenté comme la « figure de proue » de la SF allemande, a choisi de raconter pour son premier roman. Le résumé ci-dessus, qui ne couvre en fait que le premier chapitre, pourrait donner à penser que Des Milliards de tapis de cheveux relève de la fantasy ou, au mieux, de la science-fantasy. Il n'en est rien. Et, malgré un cadre galactique — et, pour tout dire, intergalactique — , ce n'est pas non plus un space opera. Certes, des éléments appartenant à tous les sous-genres ci-dessus sont bien présents, voire mis en avant, mais ils s'intègrent à une réflexion globale qui dépasse, transcende un éventuel premier degré. Pour ce faire, Eschbach emploie des techniques éprouvées, comme l'élargissement progressif du champ, tant spatiotemporel que cognitif (1), mais il le fait dans le cadre d'une histoire purement insensée, où l'accumulation de détails absurdes se structure peu à peu en une réflexion sur le pouvoir. Le décor étriqué des premiers chapitres, le carcan mental qui oriente à jamais la volonté des Haar-teppichknüpfer et de la société figée dont leur existence fonde la structure, les clichés et poncifs savamment glissés dans le texte d'une manière qui indique à l'évidence que l'auteur a conscience de manipuler des tropes science-fictifs.
La suite du roman ne fait que confirmer cette impression : Des Milliards de tapis de cheveux reste une fable sur le pouvoir absolu, mais c'est une fable au second degré, une fable postmoderne, qui recèle une réflexion sur le genre auquel elle appartient. En ce sens, Eschbach apparaît proche du Pierre Stolze de Marylin Monroe et les samouraïs du Père Noël. On peut aussi penser que les similitudes entre le chapitre XIV et un texte de Harlan Ellison intitulé « Je n'ai pas de bouche mais il faut que je crie » ne sont nullement accidentelles, et qu'elles constituent pour l'auteur une manière, consciente ou inconsciente, de mettre en avant l'une de ses influences (2). L'absence de héros, voire de personnage principal — en-dehors de l'Empereur, dont l'ombre plane bien évidemment sur tout le livre — , part elle aussi d'une volonté délibérée de déconstruction d'un certain nombre de thèmes et de motifs du space opera. Et derrière l'exercice de style apparent se profile une volonté de tordre le cou, non a une certaine SF américaine comme l'ont fait d'autres auteurs européens, mais à la figure archétypale qui écrase de tout son poids la SF allemande, je veux parler de Perry Rhodan.
Ainsi, au-delà d'une idée impressionnante dans son absurdité, au-delà d'une intrigue à la structure originale, au-delà du refus des facilités offertes par les conventions narratives du genre, c'est au meurtre du père qu'Andreas Eschbach nous convie d'assister. A ce titre, Des Milliards de tapis de cheveux constitue peut-être l'acte fondateur d'une SF allemande moderne tout aussi dégagée de ses influences que peuvent l'être dans d'autres pays les oeuvres d'Evangelisti, Masali, Stolze ou Dantec.
Vous l'avez compris, ce livre est à ne rater sous aucun prétexte.
Qui connait la fantasy allemande ? Qui connait la science-fiction allemande ? C'est pas moi, c'est pas moi... Alors, quand un roman semblant un tant soit peu représentatif de l'Imaginaire d'outre-Rhin me tombe entre les mains, curieuse, je le lis...
Et je suis merveilleusement surprise, car Des milliards de tapis de cheveux est un récit plus qu'excellent, plein de poésie, de rêves, d'espoir et d'orgueil. C'est une histoire multiple, dévoilant peu à peu un univers complexe et étrange et trouvant lentement des explications aux différentes situations. Sur une planète entière, dans tout un système solaire, des hommes consacrent leur vie entière à tisser les cheveux de leurs femmes et de leurs filles pour confectionner un seul et unique tapis de cheveux. Ce tapis est l'oeuvre de leur vie, le paiement d'une dette à leur père qui, comme eux le feront au crépuscule de leur vie, a vendu son tapis à l'empereur avant de mourir, fournissant ainsi à sa famille l'argent nécessaire pour une nouvelle génération. Cette tradition est si ancienne qu'on ne se souvient pas de son origine, mais le culte de l'Empereur est tellement puissant qu'on ne se pose plus de questions. Le palais impérial doit être couvert de ces magnifiques tapis étranges... Pourtant, les révolutionnaires qui ont réussi à mettre à bas le règne millénaire n'ont jamais trouvé le moindre tapis...
Ce mystère court le long du roman, nous charme tout autant que la vie terrible et belle des tisserands, que les terribles concours des stations orbitales, que les angoisses des révolutionnaires...
Des milliards de tapis de cheveux est un roman rare et riche qu'il ne faut surtout pas manquer. L'imaginaire allemand nous était inconnu, le voici qui entre dans nos imaginaires personnels par la grande porte...