Dans une récente chronique consacrée à une anthologie de Valorbe et à L'éclat et la blancheur de Walter Lewino (voir Fiction n° 181), Gérard Klein faisait allusion à L'heure en déplorant le peu d'audience dont ce livre bénéficia lorsqu'il parut, il y a une douzaine d'années, aux éditions Denoël. Aussi la réédition dont il vient de faire l'objet chez Eric Losfeld tombe-t-elle à pic. Elle permettra au lecteur de L'éclat et la blancheur de mieux entrer dans la thématique d'un auteur qui ne l'a certainement pas laissé indifférent et sera pour les autres l'occasion d'aller à L'éclat et la blancheur par une œuvre moins ambitieuse mais qui, plus franchement S. F., mérite à ce titre toute l'attention de l'amateur.
Comme le suggère son titre, ce roman est un « post-atomique ». Autant dire que son thème de base représente la tarte à la crème de la science-fiction. On a lu là-dessus toutes les variations possibles imaginables. Le pire, hélas ! l'emporte souvent sur le meilleur au point que le sujet est désormais réputé casse-cou et qu'on ne saurait trop recommander aux jeunes auteurs de s'en méfier comme de la peste. Il arrive pourtant que des écrivains bien armés, lourds d'un univers bien personnel, et séduits par ces « gênes exquises » dont parlait Valéry, pénètrent par la porte étroite du lieu commun pour en ramener un petit chef-d'œuvre. Ce fut récemment le cas de Roger Zelazny avec L'odyssée de Lucifer, paru dans le numéro 52 de Galaxie. C'est aussi le cas de Walter Lewino qui, après avoir mis son poncif en place, l'a décapé et éclairé de telle sorte qu'il frappe avec une puissance nouvelle.
Induit en erreur par le champignon atomique ornant la couverture, le lecteur qui aurait l'espoir — ou la crainte — de retrouver dans L'heure l'arsenal habituel de décombres fumantes, d'irradiés hagards, de mutations monstrueuses, de scènes de carnage, le tout entrelardé de généreuses tartines contre ces salauds-de-savants-apprentis-sorciers, sera déçu dans son attente. Des radiations se sont répandues sur Paris — car c'est à Paris, autour des années 60, que se situe l'action — mais on ne saura jamais exactement qui s'est battu-contre qui ni pourquoi. Aussi mystérieuses dans leur origine que dans leur effet, c'est fort proprement qu'elles déciment la plus grande partie de la population. Les seuls dégâts causés sont dûs à quelques voitures folles subitement privées de leur conducteur : rien de bien grave. Quant aux cadavres, qui sont tout de même en nombre, ils ne sont pas olfactivement gênants car nous sommes en hiver. Il suffit de les mettre en tas dans des endroits discrets pour le maintien du moral. Ceci posé, il restait à Walter Lewino à nous montrer les réactions des survivants — ne lui demandez pas pourquoi il y a des survivants et dites-vous qu'il y en a toujours dans ces cas-là. Ce sont ces réactions qui ont excité au premier chef son imagination et c'est là qu'il fait merveille. La chronique minutieuse de la vie qui s'établit après la catastrophe est d'une telle justesse et déploie, grâce à un style nerveux de reportage, une telle force de conviction qu'il est difficile, après lecture, d'imaginer que les choses puissent se passer autrement. Dans un Paris purgé de sa foule, de ses embouteillages, de son chahut, mais encore paré de ses magasins, de ses économats et de ses bistrots, commence pour quelque temps l'ère de la liberté. A-t-on besoin d'un paquet de cigarettes ? Il suffit d'entrer dans un bureau de tabac et de se servir. A-t-on envie d'un café ? On fait fonctionner soi-même le premier percolateur venu avec la même joie que le train électrique de son enfance. Et si le narrateur trouve tout à coup une allure bizarre à ses contemporains ce n'est pas en raison de mutations biologiques mais vestimentaires, tant l'occasion est propice à s'habiller de neuf ! Il règne sur la capitale une atmosphère vaguement ludique. Tout est à votre disposition. Les esprits distingués peuvent emporter les tableaux qu'ils ont longtemps convoités dans les galeries de leur quartier ou s'installer franchement dans les plus précieux musées entre la Dame à la Licorne et un coffre d'époque. Les esprits vulgaires ont de quoi se livrer sans complexe à d'épiques soûlographies. Les premiers peuvent aussi s'abaisser au rang des seconds s'ils en ont envie, telle cette petite vieille très digne qui se met soudain à boire du Cointreau à même le goulot. Aussi le narrateur se sent-il une âme de flâneur. Chaque coin de rue offre un spectacle curieux ou une rencontre pittoresque. Paris devient le grand régal du dilettante. Il faudrait ici tout citer car tout semble pris sur le vif. Signalons seulement cette admirable scène où un vieux peintre méconnu — du moins de son point de vue — accroche ses croûtes dans un Louvre désert, à côté des Rubens, en s'écriant, extasié : Ça tient ! Ça tient ! Le fléau atomique mène donc, dans une certains mesure, au bonheur. Bonheur fragile certes, qui se dégradera au fil du roman, mais n'est-ce pas justement ce qui risque d'en faire tout le prix ? Ces quelques jours de vie intense, de totale disponibilité, semblent être les seuls qui aient compté dans la vie du narrateur puisqu'il se tait dès que les choses ont tendance à tourner au tragique, comme il s'était tu sur son passé civilisé, renvoyant ainsi dans la même nuit le monde pré et postatomique.
Notre civilisation est-elle si parfaite pour que nous criions à l'horreur si quelque catastrophe universelle met ses structures en péril ? L'humour de Lewino nous invite à méditer sur le problème en nous présentant quelques-uns de ses spécimens. Qu'est-ce qui les caractérise ? Les plus déplorables aspects d'une mentalité de boy-scout, l'indifférence ou une propension à ne s'intéresser qu'au fusil, à l'inessentiel, la veulerie, et surtout une conversation engluée dans les clichés et les lieux communs. Ce défilé grotesque, objet d'une satire qui n'est pas sans évoquer Ionesco, présente tous les stigmates de l'aliénation et évoque à l'arrière-plan un monde de sinistre hébétude peuplé de marionnettes déjà mortes à leur humanité. Bénie soit donc la bombe qui nous ramène à des comportements authentiques, si discutables soient-ils ! Telle est la révélation qui saisit soudain le narrateur pénétrant une dernière fois dans sa chambre : Traître ou intrus, je n'étais plus chez moi. Et dans un sens, à voir cette grisaille, les mille futilités qui dessinent votre personnage, j'en fus comme soulagé. Un nouveau bonheur, confus, se mit à bouillonner au creux de mon ventre. Je savais que je n'emporterais aucun souvenir et je m'en sentais grandi (p. 123).
Finalement nous avons là une interprétation optimiste des lendemains que risque de nous préparer le tripatouillage de l'atome. A travers la grande lessive opérée par les radiations, Walter Lewino voit la possibilité pour l'homme de retrouver le sens de l'indépendance et de prendre un nouveau départ sur cette base. De ce point de vue, la scène finale fait figure de symbole : incarnés en partie par Agnès, la jeune rescapée avec laquelle il s'est lié, ce sont tous les artifices, toutes les fausses valeurs par lesquels le vieux monde prétendait subsister que le narrateur enterre. La leçon qui se dégage de L'heure, son ton souvent goguenard et parfois sa désinvolture lui donnent l'air d'une boutade. Mais si elle ne doit pas toujours être prise à la lettre, la boutade reste une des meilleures armes démystificatrices. Quant aux humoristes, chacun sait qu'il n'y a pas plus sérieux.