Un jour d’automne. Mon portable sonne. Numéro masqué. Je décroche quand même.

    « Jardin du Luxembourg, près de Minerve à la chouette, demain 11h00. Je porterai un t-shirt Wey­land : we are terraforming better worlds. Ne soyez pas en retard. »

    J’essaye de placer un mot, mais mon interlocuteur qui ne m’a – en rien – laissé l'interlocuter, a déjà raccroché.

    Le lendemain, j’arrive cinq minutes en avance. Il fait moche, plutôt froid, mais ça va. Un homme approche : taille moyenne, corpulence plutôt légère, le visage bandé façon Chemin des dames. Il porte, comme il se doit, un T-shirt Aliens non-officiel acheté 11,99$ (port non compris) sur Internet. Sans mot dire, il me remet un pli format A5.

    Je connais ce type. Je plisse les yeux.

    « Erwann, c’est toi  ?

    – Je ne vois pas pourquoi vous me de­mandez ça. »

    Il m’a semblé voir un soupçon de terreur brute traverser son regard. J'ouvre l’enveloppe kraft ; elle contient le numéro 73 de la revue Galaxies.

    « Tu sais, il suffisait de me l’envoyer par La Poste.

    – Je ne vous permets pas de me tutoyer, monsieur.

    – Erwann, ça fait des années qu’on se con­­naît… »

    Je jette un œil à la revue, putain la couv’ de Trust (rien à voir avec Antisocial – quoi­que…), quel calvaire. Ça commence bien.

    « Vous regardez, mais vous ne voyez pas », me dit l’homme au visage bandé avant de disparaître. J’aurais juré que c'était Erwann du Bélial’… la corpulence, la voix mal déformée, cette façon bizarre de ne pas se tenir droit. Bizarre. Il faut que j’arrête de ne plus prendre de drogues, ça ne me réussit pas.

    Vous regardez, mais vous ne voyez pas. Qu'est-ce que ça veut dire ?

    Je feuillette la revue et je m’a­perçois qu'elle est farcie de post-it jaunes, il y en a une bonne vingtaine ; l’écriture assez mo­che (mais moins que la mienne), difficilement lisible, a quelque chose d’enfantin.

    « Faux ». « Erreur de copyright », « Erreur de date », « Mau­vaise traduction. » Tout est extrêmement précis, argu­­menté. Il y a presque plus à lire sur les post-it que dans le dossier Stanislas Lem. Mon préféré : « La nouvelle est incomplète. Il manque les deux sous-récits qui en constituent les trois quarts. Le premier de ses sous-récits est celui dont parle Stanislas Lem en bas de la page 76. » Énorme.

    Tous ces carrés jaunes griffonnés, quel travail de fourmi psychopathe, c’est impressionnant. Dans le genre exécution de sang-froid, j’ai rarement vu mieux. Je suis obligé de m’incliner, même un jour de gastro je ne pourrais pas faire aussi bien. Et hop ! je range la revue à l’abri, entre deux numéros collector de mes Hyperboobs magazine. La vie est belle.

Thomas DAY (site web)
Première parution : 1/1/2022 dans Bifrost 105
Mise en ligne le : 13/2/2025