Il y a longtemps que je sais que Lise Deharme est la reine des fées déguisée en mortelle et transplantée en plein XXe siècle. Il ne faut pas le répéter, c'est une de ces choses qu'on n'ébruite pas. Mais entre initiés on peut bien le dire, et tant pis si je vends la mèche. Elle ne m'en voudra pas, puisqu'elle accepte de montrer son vrai visage à ceux qui savent la comprendre. Il y a peut-être des gens qui croient qu'elle invente ce qu'elle raconte… Quelle sottise, voyons, puisque c'est la vérité ! Le Château de l'Horloge existe quelque part, il suffit de savoir le trouver (*). Le Paris secret peuplé de chimères et d'ombres qu'elle nous décrit dans ses chroniques de « La Tour Saint-Jacques » est à portée de notre main, il suffit de savoir le voir. Le diable est un personnage réel comme vous et moi, il suffit de savoir le rencontrer…
« Les quatre cents coups du diable », c'est le titre du nouveau livre de Lise Deharme, aux éditions des Deux-Rives, dans leur collection « Lumière interdite ». C'est un recueil de quarante contes fantastiques qui sont de délicieux objets d'art. Le diable en fait s'y montre assez peu : en grand seigneur, quand il le désire. Mais il s'y passe tant de diableries qu'on peut toujours le supposer embusqué dans les coulisses pour tirer les ficelles. Ce n'est cependant pas un trop méchant diable ; ses facéties inquiètent plus qu'elles ne terrifient et elles sentent moins le soufre que le rêve. Le rêve qui suinte à travers l'écorce du réel, comme l'eau par un vase poreux, et s'insinue dans le quotidien pour y planter les tréteaux et les décors d'une comédie absurdement fantasque.
Jalons sur la route de l'invisible, les contes nous ouvrent la porte du royaume à dormir debout qui couve partout derrière les apparences. Voici l'univers, notre univers « classique » et sans histoires, voici les choses qui nous entourent… et sans crier gare l'image de cet univers se dédouble : à la trame des choses s'en superpose une autre. Le temps d'un simple entrecroisement (deux lignes qui se coupent) – et, au « motif » normal, a répondu soudain un flot d'harmoniques mystérieuses, inaudibles en principe mais perceptibles par grâce surnaturelle. La vie de « l'autre côté » se greffe insidieusement sur celle du grand jour ; ses manifestations-éclair crèvent la surface de notre monde comme des bulles d'air inexplicables montées du fond secret d'un étang.
Mais cette vie seconde a elle-même ses propres pulsations pour la régir. Elle s'organise suivant tout un alphabet de signes : Lise Deharme tisse un fin réseau de rapprochements, de conjonctions et de recoupements entre les faits qu'elle raconte – elle trace sur la carte la latitude et la longitude de l'extraordinaire et elle en délimite les quatre points cardinaux. Chaque intrigue est un nœud particulier de coïncidences et de correspondances, qui sont là comme des bornes indicatrices ou des points de repère, et c'est à l'intérieur de ce nœud que se trouve le sens final, le noyau au cœur du fruit. Lise Deharme donne en somme à ses contes un double arrière-plan : elle révèle le fantastique caché derrière le réel, puis suggère l'occulte caché derrière le fantastique, comme un cube levé découvre un autre cube. Chacun de ces contes est un peu une équation à une inconnue, accompagnée de la formule algébrique qui servira à déterminer la valeur de x.
« Féerie quotidienne »… Tout arrive dans ce royaume des mirages et tout cependant y a l'air naturel – mais les mirages sont trompeurs. Si une belle jeune fille inconnue vient près de vous, elle peut être morte depuis deux siècles, un an ou quelques minutes, ou simplement vouloir vous dire que quelque part ailleurs sa « personne » humaine va mourir… Les apparitions des morts, d'ailleurs, sont fréquentes dans ces histoires, mais ce serait vraiment peu de les réduire à de traditionnelles « histoires de fantômes ». Les fantômes engendrés par Lise Deharme sont aux spectres habituels ce qu'un tableau de Watteau est à une photo de reportage !
Ces contes ont aussi un autre aspect très séduisant : beaucoup sont de brillantes variations sur le thème du temps. Lise Deharme a inventé une géométrie du temps, où passé, présent et futur ne sont plus distincts, mais groupés sur une seule ligne se rejoignant elle-même comme la surface d'une bande de Moebius. En réalité il n'y a plus ni passé ni futur ; le futur est là derrière nous, et devant nous le passé vient à notre rencontre. Le « sens des aiguilles d'une montre » est une expression qui n'a plus sa raison d'être…
Charme de l'imagination, raffinement des tableaux, délicatesse des coloris – et ce ton inimitable, cursif et allègre, ingénu et mystérieux : tout concourt au plaisir parfait que donne cette lecture. Pour qui aime le merveilleux du fond du cœur, le voyage est à ne pas manquer. Je sais où il mène : de l'autre côté du miroir d'Alice. Là, des paysages qui enchantent débouchent sur des visions qui éblouissent… On se promène chez Lise Deharme comme dans un grand jardin où poussent des herbes folles et aussi des plantes rares : et soudain la magie d'une fleur qui est peut-être un tournesol éclate au soleil.
(*) N. D. L. R. « Le Château de l'Horloge » de Lise Deharme : voir « Fiction » n° 22 (« Ici on désintègre ! »).
Alain DORÉMIEUX
Première parution : 1/7/1956 dans Fiction 32
Mise en ligne le : 22/6/2025