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Manuel de zoologie fantastique

Jorge Luis BORGES & Margarita GUERRERO

Titre original : Manual de zoologia fantastica / El libro de los seres imaginarios, 1957
Première parution : Argentine, Buenos Aires : Fondo de Cultura Econo´mica, 1957   ISFDB
Traduction de Gonzalo ESTRADA & Yves PÉNEAU
Illustrations intérieures de Rodolfo NIETO

JULLIARD (Paris, France), coll. Les Lettres nouvelles précédent dans la collection
Dépôt légal : 1965
Première édition
Guide, 204 pages, catégorie / prix : nd
ISBN : néant
Genre : Fantastique

Comporte 12 illustrations intérieures en noir et blanc, pleine page.

Autres éditions
   Christian BOURGOIS, 1980
Sous le titre Le Livre des êtres imaginaires
   GALLIMARD, 1987, 2004, 2024
Sous le titre Manuel de zoologie fantastique
   UGE (Union Générale d'Éditions) - 10/18, 1970

Critiques

    Le Manuel de zoologie fantastique de Jorge Luis Borges et Margarita Guerrero, que publient aujourd'hui les éditions Julliard sous le sigle des « Lettres Nouvelles ». pose une de ces énigmes dont Borges lui-même feint de raffoler lorsqu'il rend compte de livres inventés ou peut-être réels. Car quelle est dans cette double signature, qui s'étale dans le même caractère au fronton de l'ouvrage, la part de Jorge Luis Borges et celle de Margarita Guerrero dont nous ne savons rien ? Le style et certaines indiscrétions trahissent l'énigme. Margarita Guerrero prêta ses yeux au maître aveugle et tint peut-être sa plume. Car le livre, qui se présente à la manière d'un bref dictionnaire ou plutôt d'un Buffon abrégé du fantastique, se divise en deux catégories de textes : ceux qui, sans conteste possible jaillirent de l'imagination paradoxale de Borges et ceux que sa mémoire ou sa culture empruntèrent à d'autres écrivains ou aux mythes. On retrouve dans les premiers la trace de l'humour héroïque et amer de l'écrivain argentin : 

    « Tchouang-Tcheou nous parle d'un homme tenace qui, au bout de trois pénibles années, maîtrisa l'art de tuer les dragons et qui, dans le restant de ses jours, ne trouva pas une seule occasion de le mettre en pratique. » 

    Si donc, l'ouvrage est nécessaire au borgesien, il décevra l'amateur de zoologie fantastique et laissera sur sa faim la naturaliste en quête d'un bestiaire de l'imaginaire. Il couvre certes une longue période de temps et un immense horizon de civilisation : de l'antiquité classique à notre moderne science-fiction (représentée ici par C.S. Lewis), de l'Assyrie à la Chine. Mais, précisément en raison de cette étendue, il donne à regretter que les lambeaux de la riche tapisserie qui nous est ici présentée soient si rares. On dirait, à lire ce Borges, que les bibliothèques se sont effacées déjà de l'héritage des hommes et qu'il n'en subsiste dans les souvenirs que quelques vestiges pâlis, épars, clairsemés. Une porte monumentale, encadrée de sphinx, s'est ouverte, mais elle ne donne encore que sur une pauvre galerie. Il faudra bien la meubler et produire un jour un Bestiaire Fantastique qui soit assez complet pour ranger, à côté des monstres de la légende, ceux de la science-fiction. 

    Et l'on découvrira peut-être alors ce qu'on présume à la lecture du Borges : c'est que les monstres des mythologies anciennes pèchent au regard de nos monstres modernes par la pauvreté, de deux manières. D'abord, ils sont peu nombreux. En moins d'un siècle, la science-fiction a dû produire plus d'êtres aux noms éclatants et aux formes fortement dessinées que les mythologies de vingt peuples en presque autant de millénaires. Ensuite, ce sont des monstres composites, agrégats rarement réussis d'espèces animales plus ordinaires, et dont seuls quelques-uns, le centaure, la licorne, peut-être le griffon, ont reçu des siècles assez de patine pour devenir plausibles. Nos monstres modernes, pour n'être pas le produit des copulations insensées des dieux, ont souvent plus de cohérence. Que l'on songe à ceux qui sont issus de la cervelle d'un Van Vogt et qui dament aisément le pion à toutes les chimères. 

    C'est que le monstre, comme toute création de l'imaginaire, s'enrichit prodigieusement de la connaissance. Une meilleure idée de la réalité recule les bornes du cauchemar. C'est pourquoi l'entreprise qui consiste en l'établissement d'une zoologie fantastique est une œuvre infinie et les collections de cette ménagerie s'augmenteront sans cesse. Le jour viendra vite où un homme pourra s'enorgueillir, plus que de toute autre conquête, d'avoir donné à la postérité une espèce inventée. La zoologie fantastique s'augmente, comme le langage, de l'exploration des espaces qui demeurent à côté des définitions et des descriptions. Et c'est par une progression logique que Borges passe du mot, cette chimère, au nom du monstre, ce mot

Gérard KLEIN
Première parution : 1/7/1965 dans Fiction 140
Mise en ligne le : 2/7/2023

Critiques des autres éditions ou de la série
Edition GALLIMARD, L'Imaginaire (1988)

     Cet aveu, dans un bref prologue à ses Poèmes : « Le sort qui me revient est ce que l'on nomme, d'ordinaire, la poésie intellectuelle. L'intellect (la conscience vigile) pense par abstractions ; la poésie (le rêve), par images, mythes ou fables. » Et les quelques poèmes que la Nouvelle Revue française 1 donne à lire illustrent la voie médiane frayée par Borges entre le général et le particulier, pour un voyage interminable et cependant bouclé par l'effet de spirale de ses textes brefs. Il a des passions abstraites (même Buenos Aires est une idée, création mentale plus que reflet d'une expérience), qu'il incarne par la grâce d'un travail verbal concret et immédiat.
     Raisonner, décrire sur le ton d'une conversation superbement cultivée. S'il n'a pas de poèmes en tête, Borges varie à peine sa manière. Dans Le Livre des êtres imaginaires, il s'adonne à des proses faussement objectives pour dresser l'inventaire des images mythiques dont se nourrissent les hommes. Du Cerbère à l'Unicorne, en passant par le Dragon, qu'il soit chinois ou d'Occident, et le Golem, le Lièvre lunaire et la Salamandre, plus de cent-vingt créations hybrides se rassemblent en un bestiaire fabuleux, qui voudrait remplacer la nature tout en s'y référant. Livre-promenade, où se déplacer au gré du hasard, d'intérêts spécifiques ou de curiosités onomastiques. Livre qui n'est pas entièrement neuf. Dès 1965, chez Julliard, les passionnés connaissaient le Manuel de zoologie fantastique, dont la texture est ici élargie, sans que Borges' succombe à la tentation d'y englober tout, et rien. Sans qu'il résiste, toutefois, à constater que le titre de ce livre pourrait justifier l'inclusion du prince Hamlet, du point, de la ligne, de la surface, de l'hypercube, de tous les termes génériques et, peut-être, de chacun de nous et de la divinité. Sans non plus que Borges satisfasse à l'excès ses prédilections. Il réfrène son goût des labyrinthes, ne consacrant pas plus d'une bonne page à ce Minotaure que Dante, à l'inverse de l'imagerie traditionnelle, voyait avec la tête d'un homme et un corps de taureau...
     Dante, dont Borges a parlé pour gagner sa vie et voyager, préférant le destin de conférencier à celui que le régime Peron pensait lui assigner : inspecteur des volailles sur les marchés de la capitale. Et il n'est pas exclu que les Neuf essais sur Dante soient en partie issus de ces prestations langagières. A partir de fragments, Borges à tout le brio voulu pour reconstituer l'ampleur de la Divine Comédie, et mettre en branle le jeu des citations. Il rappelle ainsi que Stevenson, dans ses Ethical Studies, ramène les personnages de livres à des suites de mots.
     Sera-t-il advenu autre chose de Jorge Luis Borges ? Question ambiguë, irréductible à l'idée ma foi banale qu'un créateur ne subsiste que par son œuvre. Car la métamorphose verbale de l'écrivain, en raison de sa cécité, est survenue de son vivant. Avec ceci de tragique et de vertigineux : pour avancer dans la réalisation de soi, au su et au vu de tous, Borges n'avait plus d'images de référence. Ni du monde, ni de la conformation graphique des mots qu'il dictait.
     Le frein s'est fait force. Ecrire en paroles est devenu le meilleur moyen d'établir la connivence entre auteur et public, en faisant assister le lecteur au spectacle d'une pensée mobile, avec pour seul ancrage la citation de mémoire, d'une netteté lumineuse. Aussi est-ce un plaisir toujours neuf que de voir exhumer une conversation de Borges, comme l'a fait la revue Roman 2. Le dialogue avec Gloria Alcorta date de 1963. mais Borges y est on ne peut plus présent, avec sa voix sortie de sa nuit intérieure, son flux délicat, son cours paradoxal, et cette impression persistante que les mots viennent d'être prononcés, que les textes ont l'épaisseur d'une voix traversant la pièce. Ce qui n'est pas mal pour un argentin décédé octogénaire, le samedi 14 juin 1986, à 7 h 47.


Notes :

1. En son n°419 (décembre 97), la Nouvelle Revue française offre une première lecture de poèmes extraits d'un volume à paraître, chez Gallimard encore. Traduction de Claude Esteban.
2. La revue Roman (n°21, décembre 97) a publié, sous 1e titre Portrait d'un Djinn d'après nature, la transcription d'une rencontre d'octobre 1963 entre Borges et Gloria Alcorta. Aux Presses de la Renaissance.

Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/4/1988
dans Fiction 396
Mise en ligne le : 22/10/2003

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