Anthony DOERR Titre original : Cloud Cuckoo Land , 2021 Première parution : New York, USA : Scribner, 28 septembre 2021ISFDB Traduction de Marina BORASO
ALBIN MICHEL
(Paris, France), coll. Terres d'Amérique Date de parution : 15 septembre 2022 Dépôt légal : août 2022, Achevé d'imprimer : mai 2022 Première édition Roman, 704 pages, catégorie / prix : 24,90 € ISBN : 978-2-226-46153-7 Format : 15,0 x 22,0 cm✅ Genre : Science-Fiction
Un manuscrit ancien traverse le temps, unissant
le passé, le présent et l'avenir de l'humanité.
Avez-vous jamais lu un livre capable de vous transporter dans d'autres mondes et à d'autres époques, si fascinant que la seule chose qui compte est de continuer à en tourner les pages ?
Le roman d'Anthony Doerr nous entraîne de la Constantinople du XVe siècle jusqu'à un futur lointain où l'humanité joue sa survie à bord d'un étrange vaisseau spatial, en passant par l'Amérique des années 1950 à nos jours. Tous ses personnages ont vu leur destin bouleversé par La Cité des nuages et des oiseaux, un mystérieux texte de la Grèce antique qui célèbre le pouvoir de l'écrit et de l'imaginaire.
Et si seule la littérature pouvait nous sauver ?
Critiques
Le livre relie passé, présent et futur ; un objet puissant, capable d’enchanter les gens, et même de sauver des personnes. En tout cas, tel est celui qui sert de fil rouge à La Cité des nuages et des oiseaux, d’Anthony Doerr. Des scientifiques ont en effet retrouvé un ancien manuscrit grec en piteux état, signé Antoine Diogène, et narrant les aventures d’un homme voulant devenir oiseau pour atteindre une cité céleste merveilleuse. Comme dans L’Âne d’or d’Apulée (qui sert de modèle à l’auteur américain), le protagoniste, suite à une erreur, se transforme en âne et voyage à travers le monde, voire les mondes, puisqu’il s’approche de la Lune afin d’annuler le sortilège. Découpée en 24 feuillets, une par lettre de l’alphabet grec, cette histoire sert de trait commun aux personnages du roman. Au xve siècle, Anna et Omeir, deux jeunes gens, sont dans des camps opposés. L’une vit dans Constantinople assiégée par les armées du sultan, l’autre est enrôlé de force dans lesdites armées. Au milieu du xxe siècle, Zeno tente de se construire, orphelin homosexuel dans des États-Unis puritains et en pleine guerre de Corée. Au xxie siècle, Zeymour, jeune homme autiste vivant seul avec sa mère épuisée par ses multiples emplois, trouve le réconfort dans la nature et, surtout, le spectacle d’une chouette cendrée. Mais l’habitat de son unique amie est soudain menacé par des constructions, et tout l’univers du garçon s’en trouve bouleversé. Enfin, dans un siècle à venir, Konstance vit dans un vaisseau spatial lancé en direction d’une lointaine planète avec quelques autres représentants choisis de l’espèce humaine.
Aucun lien apparent entre tous ces personnages. Ce dont on se moque, même si on se doute que tous vont être reliés à un moment ou à un autre. L’immense talent de l’auteur est de nous les rendre très vite présents et indispensables. Anthony Doerr connaît les détours de l’esprit. Il en sait les forces et les faiblesses. Connaît la valeur d’un regard. Dès Le Nom des coquillages, son premier recueil (VF en 2002), l’auteur a montré sa capacité à rendre vivants des êtres de papier en quelques lignes. Il a aussi très tôt compris la puissance des paysages, qui n’ont nul besoin d’être spectaculaires pour influencer les vies de ceux qui les habitent. Dans La Cité des nuages…, ils imprègnent chaque phrase de leur présence, et les histoires des différents personnages sont un régal. Les pages se tournent à la vitesse de l’éclair. On pourrait dire que c’est déjà beaucoup.
Or, ce n’est pas tout. Ce récit est d’abord une déclaration d’amour aux livres. Tout en lui démontre la nécessité de la littérature et de sa transmission. Certains y puisent la force de tenir face aux violences de la vie ; d’autres croient en la magie des mots, littéralement ; d’autres encore pensent que les ouvrages sont source de liberté, voire de lien entre les gens, malgré les différences d’âge ou de classe sociale. Les récits sont universels et sont à même de toucher n’importe qui. Un beau message pour une belle histoire, émouvante et forte. Du sens dans un monde en perdition. Une lueur d’espoir dans les ténèbres.
A peu près inconnu de notre milieu science-fictif francophone, Anthony Doerr n’est pourtant pas un débutant. Auteur, avant la Cité des nuages et des oiseaux, de deux romans et de deux recueils de nouvelles traduits dans la belle collection Terres d’Amériques d'Albin Michel (dont Toute la lumière que nous ne pouvons voir, prix Pulitzer 2015), il dispose néanmoins d’une entrée dans la sf encyclopedia anglaise évoquant les éléments imaginaires dans ses deux premiers romans. Mais c’est avant tout la Cité des nuages et des oiseaux qui devrait intéresser le lectorat de noosfere.
La Cité des nuages et des oiseaux fait partie de ces romans qui relient différentes époques et personnages par le biais d’une histoire ou d’un objet. Tout d’abord, pendant le siège de Constantinople au 15e siècle, Anna et Omeir sont de chaque côté des murailles, l’une subsistant en volant des œuvres dans une bibliothèque abandonnée, l’autre en soldat enrôlé sans grande conviction. De nos jours, Zeno, vétéran de la guerre de Corée, traduit un vieux texte grec en souvenir de son seul amour, un soldat fait prisonnier avec lui. Il se prépare à mettre en scène une pièce tirée de ce texte avec quelques enfants à la bibliothèque municipale. Enfin, Konstance est une adolescente vivant dans deux siècles sur un vaisseau générationnel. Née plusieurs générations après le décollage, elle ne connaitra pas non plus la destination finale. Tous ces personnages ont un point commun : un lien avec un livre ancien, le codex de la cité des nuages et des oiseaux.
Beaucoup de lecteurs et de lectrices auront une comparaison évidente en tête : le célèbre Cartographie des nuages de David Mitchell, adapté au cinéma sous le titre Cloud Atlas par les sœurs Wachowsky. Les deux romans ont une structure proche : plusieurs histoires indépendantes étalées sur une longue période et formant un tout. Anthony Doerr est aussi doué que David Mitchell : chaque histoire est belle et se suffit à elle-même, explorant différents genres littéraires : roman historique, drame contemporain, science-fiction, utilisant les thèmes propres à chacun : guerre, écoterrorisme, précarité sociale, accès à la culture… Doerr a fait des études d’histoire et connait la complexité du monde, il aborde tous ces sujets sans manichéisme, avec le soucis du détail (c’est particulièrement frappant dans le récit situé à Constantinople) et en prenant son temps pour construire au mieux les personnages. Mais en plus il relie intelligemment les trois récits avec ce mystérieux manuscrit ancien, véritable réification de la littérature.
C’est plutôt sur la forme que Mitchell et Doerr différent : là où Mitchell explosait les récits sous forme pyramidale au risque de paraître artificiel et de perdre le lecteur, Doerr reste plus conventionnel en alternant les récits au fil des chapitres. Tout cela fonctionne très bien, et on ne peut qu’être impressionné par la force narrative et la richesse thématique de ce roman, véritable ode à la puissance des livres.