Dans un monde où la société est devenue artificielle, les intelligences artificielles pourraient-elles faire société ?
Quatre personnages – un trader, une chanteuse pop, un ancien tireur d’élite, une joueuse de jeu vidéo multijoueurs : chacun croit jouer pleinement sa carte sur l’échiquier de la société sans percevoir qu’il est piégé dans des fictions confortables dont il n’est pas le seul acteur.
Plus un. Hans / Joachim dont ils croisent tous la route. Ce mystérieux jeune homme, tantôt séduisant, tantôt menaçant, est décidé à confier le destin de nos sociétés à des machines. Ce qui va contraindre nos personnages à coopérer, à se rencontrer pour empêcher l’irréversible.
Et des IA…
Surveillance globale et respect de la vie privée sont au cœur de ce roman qui se joue aussi de nous, car l’auteur est lui-même illusionniste hors pair.
« Ce que nous fait éprouver avec minutie Olivier Paquet, c’est ce qui arrive lorsque la pensée vivante quitte l’humanité, à mesure qu’elle s’atomise, s’individualise, et investit les machines, à mesure qu’elles se connectent, qu’elles dialoguent, qu’elles forment une nouvelle sorte de corps collectif, dont ce roman décrit avec mélancolie, humour et une pointe de scepticisme la naissance sinon probable, du moins possible. »
Tristan Garcia
À première vue, il s’agit d’histoires propre-ment humaines. Adrien Pellen, trader wizard d’Optired, Stella McCall et LéaH qui se disputent une éphémère célébrité de la pop, Kader le sniper, l’inquiétant Renard blanc, Hans-Joachim-Xandor, véritable homme programmé par l’intelligence paternelle, composent avec d’autres un maillage d’existences qui s’entrecroisent et se déterminent réciproquement. En réalité, le roman présente un nouveau stade de l’évolution qui voit les machines, effets jus-qu’alors de l’action humaine, en devenir la cause. « LesIA ne risquaient rien, ellesjouaient avec les humains pour les laisser croire qu’ils décidaient de leur destin » ; elles agissent en vue de se propager et de se renforcer et utilisent les humains comme porteurs de don-nées. Ces intelligences d’un nouvel âge communiquent, s’échangent ou s’opposent, et de leurs interactions naît une nouvelle configuration du réel. Ainsi que le dit Tristan Garcia dans sa belle postface : « Dansce monde où la société est devenue artificielle, les intelligences artificielles font société. »
On sait depuis Leibniz et sa Théodicéequ’il ne s’agit pas tant de séparer l’organique du mécanique, que de distinguer deux états de la machine : biologique ou artificielle. En ce sens, les IA sont « fantômes » pour les humains, autre type de machines. Le roman d’Olivier Paquet s’inscrit donc moins dans une actualité que dans un mouvement, en apparence irréversible, de rapprochement de ces deux états. Les problèmes ne peuvent être identifiés et résolus qu’en communautés, humaine ou d’IA. Apparaissent des comportements partagés : la jeune Lou se maquille, de même pour l’IA « qui s’est développée en se maquillant ». Le discours politique, jusqu’alors réservé aux humains, s’étend aux machines, l’univers des IA « est globalement égalitaire et coopératif ».
Au-delà de l’intrigue, qui à elle seule justifie pleinement la lecture du roman, Olivier Paquet propose une réflexion sur ce qu’est une histoire, terme qui revient comme un leitmotiv : « Construire l’histoire qui accompagne nostransactions secrètes » ; «On remplaçait une histoire par une autre » ; « Je créerai même l’histoire qui t’innocentera » ; « Les adultes dé-tenaient un pouvoir immense : celui dedonner du pouvoir à leurs histoires », sans compter la « légende », comme on le dit dans les services secrets, si présents dans le roman. Les Machines fantômesactent le fait que nous ne consommons plus passivement les narrations mais que nous voulons être les acteurs de l’intrigue. Olivier Paquet n’est alors pas loin du Buzzde Frank Rose.
Les IA conçoivent des histoires qu’elles répartissent entre divers individus, leur laissant le soin de la recomposer. Olivier Paquet extrapole notre réel, une situation en partie installée avec, par exemple, les nouvelles modalités de jeu initiées il y a déjà quelques temps par Robert McLees, et davantage encore par Jordan Weisman.
Ce récit de machines, dont elles sont à la fois génératrices et thème, n’omet pas de donner une part belle à la condition humaine, au travers de portraits fouillés et complexes. On songe par exemple à Kader le sniper contraint de laver son grand-père grabataire, assurément l’un des plus beaux portraits du roman. En ayant pris en charge l’élaboration d’histoires, les IA libèrent les hommes du devoir de s’incarner dans un récit à leur mesure, pour enfin se contenter d’être. Ce qui ne rend pas forcément la situation aisée, mais la liberté n’est jamais chose facile.
Enfin, et c’est un élément important dans le parcours d’un auteur, Les Machines fantômes semble être un roman Pause (ainsi qu’on le dit de la fonction d’arrêt sur un lecteur), qui permet à Olivier Paquet de fixer son travail avant de le reprendre. Nul doute que l’on attend ce qui suivra avec intérêt.
Xavier MAUMÉJEAN Première parution : 1/10/2019 Bifrost 96 Mise en ligne le : 13/11/2023