Ils sont cinq adolescents à la dérive issus des bas-quartiers de Mertvecgorod rongés par la misère et la pollution, qui ne songent qu'à se saouler, à se droguer et se déchirer les tympans au son d'un punk apocalyptique. Quand l'avenir est sans espoir, autant l'abréger avec tout ce qui vrille le cerveau. A l'exception de l'un sans attaches, ils sont scolarisés dans la même classe, l'attribution d'aides sociales conditionnant leur fréquentation. Ils y rattrapent la plupart du temps leurs nuits de défonce durant lesquelles ils se livrent à des actes de délinquance pour financer leurs multiples addictions. Il y a Stepan, surnommé Général, fan de comics aux dents pourries, Anzor dit Sbrod, d'origine tchétchène, sans hygiène aucune, qui hante un squat, Nil dit Laska, gros buveur de kvass, obsédé sexuel encore puceau, et la voleuse de voitures Daria, surnommée Kreditka parce qu'elle a toujours sur elle de l'argent qu'elle claque sans discernement. Il y a enfin Klara, sur qui se focalise l'intrigue, qui a hérité du diminutif de Meksi, lequel désigne le haricot sauteur du Mexique, car cette fan de pogo ne tient pas en place. Elle réalise seule ses tatouages et dessine sur tous les supports disponibles, jusqu'aux fringues des proches. Même si la vie décousue de ces petites frappes est d'un nihilisme absolu, on ne peut pourtant s'empêcher de les trouver attachants, de leur réserver de la tendresse pour l'entraide qu'ils manifestent entre eux et pour leurs élans de générosité.
Feminicid avait déjà abordé le sort fait aux femmes dans l'un des pays les plus dangereux au monde. Il le faisait d'un point de vue généraliste, à partir de l'enquête d'un journaliste disparu, alors qu'il s'agit cette fois de regarder par le petit bout de la lorgnette. Ici, ce sont les travestis et les homosexuels qui sont pris pour cible par un tueur en série particulièrement abject. Il se trouve que la dernière victime en date, Valentina, travelo obèse et vieillissant dont personne ne se soucie, est la voisine de Klara, qui se souvient de sa gentillesse et des friandises qu'il lui offrait quand elle était petite, ce qui la pousse à lui rendre hommage en lui organisant de vraies et dignes funérailles. Il se trouve encore qu'elle est l'ex-amante d'un policier pédophile, mal noté par sa hiérarchie, qui entend l'instrumentaliser contre son gré et ses convictions en exerçant sur elle un chantage.
Les éléments du thriller se mettent patiemment en place, entrecoupés par des pages d'une poésie violente et crue, radicale à tous points de vue, qui laisse progressivement entrevoir la personnalité de son auteur. Christophe Siébert, loin du conformisme et des univers bien trop propres pour être crédibles, narre avec honnêteté et la plus grande neutralité le parcours de ces adolescents sans jamais porter de jugement, recensant leurs turpitudes comme leurs bons côtés. Mais qu'on ne s'y trompe pas : le vrai personnage du roman est la capitale post-soviétique imaginaire de la République Indépendante de Mertvecgorod, que l'auteur explore à différentes époques situées entre 1970 et 2050, à travers maints romans et nouvelles chez divers éditeurs, mais essentiellement Au Diable Vauvert.
Sous-titré Un Demi-siècle de merde, ce nouvel ouvrage du cycle futuriste des Chroniques de Mertvecgorod est un polar d'une brillante noirceur. Le ton, malgré tout, n'est jamais désespéré. Derrière l'objective vérité romanesque se font entendre les accents de colère plaidant pour davantage de justice. Christophe Siébert est un peu la version contemporaine, plus trash, époque oblige, d'un Zola que les critiques bien-pensants conseillaient de lire si on voulait se rouler dans la fange. Alors lisez Siébert !
Claude ECKEN (lui écrire)
Première parution : 15/9/2023 nooSFere