La maison où vit Piranèse n’est pas un bâtiment ordinaire : ses pièces sont infinies, ses couloirs interminables et ses salles ornées de milliers de statues. Piranèse tient un journal rigoureux de ses errances dans ce labyrinthe. Deux fois par semaine, il rend visite à L’Autre, qui habite lui aussi cette cité enfouie, et l’assiste dans sa recherche du Grand Savoir. Mais, au cours de ces explorations, Piranèse découvre un jour des preuves de l’existence d’un troisième être. Une terrible vérité commence alors à se dévoiler, révélant un monde complètement différent de celui qu’il connaît.
Envoûtant, Piranèse nous plonge dans un univers parallèle onirique à la beauté irréelle, rempli d’images surprenantes, tourmenté par les flots et les nuages.
Une lumineuse prouesse littéraire, à la fois mystère captivant, aventure à travers un monde fantastique exceptionnel et méditation sur la condition humaine…
Madeline Miller.
Susanna Clarke avait marqué le milieu de la fantasy en 2004 avec le formidable Jonathan Strange & Mr Norrell, roman uchronique rempli de magie et de batailles. Et depuis, plus rien ou presque, juste un recueil de nouvelles, Les Dames de Grâce Adieu en 2006. C’est donc avec une certaine curiosité que j’avais acquis Piranèse à sa sortie en 2021. Mais, l’entropie et les piles de livres infinies aidant, celui-ci était tombé au fond d’une bibliothèque. C’est seulement lors d’une discussion avec la patronne de l’excellente librairie d’occasion Livringstone de Bry sur Marne que le livre est revenu en haut de la pile. Et bien m’en a pris.
Piranèse est donc un homme dont la mémoire ne semble pas remonter à plus de trois ans et qui pense avoir toujours vécu dans cet immense palais, constitué d’un nombre immense, voire infini, de salles s’étendant dans les quatre directions, et dont une partie est régulièrement noyée sous les marées d’un océan. Ces salles ne sont meublées que de quelques statues, ainsi que des restes d’une dizaine de personnes. Un seul autre individu semble peupler ce bâtiment : appelé simplement l’Autre, il est à la recherche d’un Savoir ancien et ne dispense que quelques connaissances à Piranèse. C’est d’ailleurs l’Autre qui a baptisé Piranèse ainsi, celui-ci ne se souvenant pas de son vrai nom.
Piranèse fait partie de ces ouvrages qui vous plongent tout de suite dans le bizarre sans explication. Quelle est donc cette demeure tenant plus de l’hôtel de Hilbert ? Aucune indication de date ou de lieu, voire de monde, n’est donnée et le lecteur ou la lectrice se retrouve en immersion dans ce labyrinthe, au coté de cet amnésique un brin candide, à la recherche d’indices permettant de mieux comprendre cet environnement. Car Susanna Clarke ne distille la vérité qu’au compte-goutte sur une bonne moitié du récit, et on découvre qu’au delà de la recherche de soi et de la vérité Piranèse est un roman sur la domination et la manipulation.
Bâti principalement autour de trois personnages, Piranèse, l’Autre et 16, ennemi de l’Autre, le roman est une version contemporaine de l’allégorie de la caverne de Platon : Piranèse, à cause de son amnésie, n’a jamais connu un autre monde que ce Palais mystérieux, il n’imagine même pas qu’un extérieur puisse exister, et sa seule référence externe est l’Autre, dont on se doute qu’il connaît le monde réel et qui a donc tout pouvoir sur Piranèse, jusqu’au jour où celui-ci découvre 16.
Tout cela est brillamment mené et, passées les premières pages déconcertantes, on se retrouve embarqué et accroché jusqu’à la fin de ce remarquable roman. Radicalement différent de Jonathan Strange & Mr Norrell, aussi bien par la forme que par le fond, Piranèse est tout aussi réussi.
Le labyrinthe est à l’image de la vie : une épreuve semée d’embûches dont on ne sort que par la vérité ou la mort. Telle est la métaphore filée dans Piranèse, second roman de Susanna Clarke (après l’énorme succès de Jonathan Strange & Mr Norrell - critique in Bifrost n°42). Le personnage éponyme évolue dans un dédale qu’il appelle la Maison, sans périphérie ni centre. Les salles s’y succèdent à l’infini, habitées de statues de marbre, parfois ouvertes sur le ciel ou sur une mer intérieure.
Le quotidien de Piranèse est rythmé par deux impératifs : la survie et l’exploration. Il ne s’y passe pas grand-chose. Surveiller les marées, sécher les algues, pêcher, manger, dormir, rendre un culte aux ossements parsemant le dédale ; quand il reste du temps, parcourir de nouvelles salles et consigner ses découvertes dans des carnets. Il ne sait pas ce qu’il fait là ni comment il y est arrivé ni même qui il est vraiment mais, deux fois par semaine, il partage ses observations avec l’Autre, qui lui ressemble, sauf qu’il a l’air d’en savoir beaucoup plus. En échange d’informations sur le labyrinthe, l’Autre lui apporte une aide matérielle avant de disparaître comme par magie.
Plusieurs indiscrétions de ce mystérieux visiteur, couplées à la relecture des plus anciennes entrées de son journal, vont le conduire à interroger la fiabilité de ses souvenirs, de ses jugements, et progressivement à remettre en cause la nature de la réalité qui l’entoure.
Dans la vraie vie, Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse de ce côté-ci des Alpes, fut en son temps (le xviiie) le créateur des Prisons imaginaires. Des estampes qui frappent l’imagination par leur architecture inquiétante, voire impossible, faite d’espaces souterrains aux proportions cyclopéennes où les humains errent comme des fourmis déboussolées. Toute ressemblance entre l’œuvre de l’artiste italien et le roman de l’autrice anglaise est non fortuite. Au jeu des influences, Susanna Clarke emprunte donc aussi bien à l’art qu’à la mythologie grecque ou à la théorie de l’inconscient jungien, pioche chez Mervin Peake, C. S. Lewis cité en exergue, et, pourquoi pas, chez Defoe, Piranèse (le personnage) partageant à bien des égards les traits et les vicissitudes du célèbre naufragé de Despair Island. Mais, sur le fond, le livre sait où il va. Pédagogue et généreux, il dispense une leçon d’écriture en jouant sur des thèmes en vogue, comme la défiance vis-à-vis des discours, la liberté factice, la confusion entre réel et imaginaire. Le tout au fil d’allées et venues dans ce palais claustrophobique et mégalomane – et pourtant curieusement enchanteur — qui n’est pas sans rappeler celui où l’humanité s’enferme chaque jour davantage.
Le livre, comme tout labyrinthe, a toutefois ses limites. Si on se laisse volontiers balader, on a cependant toujours un temps d’avance sur le héros, dont la candeur est certes attachante, mais possède aussi (ressenti personnel) quelque chose de fabriqué. De sorte qu’aucune révélation ne surprend vraiment, jusqu’à l’évasion tant désirée, dénuée d’équivoque, qui pourra laisser le lecteur un peu sur sa faim.
Sam LERMITE Première parution : 1/1/2022 Bifrost 105 Mise en ligne le : 9/2/2025