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La Part des choses

Jean Loup VICHNIAC



JULLIARD (Paris, France)
Dépôt légal : 1962
Première édition
Roman, 176 pages, catégorie / prix : nd
ISBN : néant
Format : nd


Pas de texte sur la quatrième de couverture.
Critiques

    Ce roman a été écrit, alors que l’auteur était dans sa dix-huitième année, sur un thème dont il avait eu l’idée deux ou trois ans auparavant. Ces remarques ne sont pas faites pour amener l’étiquette d’« enfant prodige » – le livre de Jean Loup Vichniac représente une réussite en dehors de toute considération de précocité – mais simplement pour permettre de comprendre le ton de ces pages.

    De quoi s’agit-il, en effet ? Dans la petite ville de G…, un garçon rêveur et inquiet est fasciné par les balustrades qui entourent, en différents points de la ville, de mystérieux escaliers s’enfonçant dans le sol. Les habitants de G… sont conventionnels, ternes et un peu hypocrites ; ils affectent d’ignorer l’existence de ces marches mystérieuses, ce qui stimule naturellement la curiosité d’Alfred-Eric, le narrateur. Conduit par l’énigmatique « homme à la canne », celui-ci finit par franchir une des balustrades, et il descend à un monde nouveau. Dans les diverses stations d’un métro que les habitants de la surface feignent d’oublier, les membres d’un réseau clandestin parquent leurs prisonniers et préparent, sans fin, sans efficience et peut-être même sans foi, une révolution contre des entités dont ils ont perdu la mesure exacte. Quelle est la part des choses, dans cet univers dont la futilité confine au sinistre ? Quel est aussi, pour employer le titre d’un autre roman qui pourrait servir à désigner ces pages, le fond du problème ? 

    On peut trouver toute sorte de « messages » dans ce récit, des « messages » dont la couleur politique paraîtra opposée à celle du lecteur. Leur côté grinçant frappe l’attention et suggère des interprétations. Jean Loup Vichniac dénonce-t-il les abus d’un pouvoir sclérosé, ou s’attaque-t-il à l’inefficacité de certains « clandestins » ? En veut-il à la droite plutôt qu’à la gauche ?

    En vérité, c’est avant tout l’histoire d’une déception qui se trouve racontée dans ces pages. Alfred-Eric a eu une petite ébauche d’amour malheureux, il a connu le côté mesquin et étriqué de certaines vies de G… et il a désiré chercher ailleurs – en-dessous. Il est descendu dans le métro : il découvre que ce qui s’y cache est en fait pire que ce que l’on trouve à la surface : peut-être réalise-t-il que son vrai devoir eût été de rester là-haut, d’essayer d’y combattre ce qui lui paraissait mauvais, de chercher ; mais peut-être aussi finira-t-il par sombrer dans l’apathie des habitants du métro, s’identifiera-t-il à eux. Après tout, son cas ne représente qu’un élément d’une longue série : il y a eu des recrutements avant lui – généralement entrepris par « l’homme à la canne » – il y en aura vraisemblablement encore. Alfred-Eric demeurera inutile dans son souterrain, parce qu’il n’a pas su faire la part des choses, parce qu’il a été incapable de distinguer le plan sur lequel il lui fallait mener sa recherche. 

    On pense passagèrement, en lisant ces pages, à Kafka, à Buzzati, à Nabokov – le Nabokov de « L’invitation au supplice » : c’est dire que leurs qualités sont profondes. Mais elles possèdent, si l’on ose dire, leur noirceur propre. L’humour de l’auteur éclate, grimaçant et mordant, dans son évocation de la vie de G… Ce pourrait être n’importe quelle ville de province. Jean Loup Vichniac a vécu à Genève, et il n’est point impossible qu’il en ait caricaturé quelques traits. Il en est un, au moins, dont l’original se reconnaît sans peine pour tout lecteur genevois. Pour les autres, il vaut peut-être la peine de préciser ici un fait très réel : le Grand-Théâtre de Genève a été partiellement détruit par un incendie le 1er mai 1951, et sa reconstruction n’est pas complètement achevée à l’heure à laquelle ces lignes sont écrites. Or, dans la ville de G…, les ruines de l’Opéra, incendié par un pyromane, sont passées à l’état d’attraction touristique… 

    De telles pointes ne font qu’accentuer le côté grinçant et sombre de ces pages, puisqu’elles soulignent l’absurdité des mondes dans lesquels se déroule l’action. On en prendra peut-être prétexte pour conclure au pessimisme de l’auteur. Or, il semble que ce pessimisme soit un trait de l’âge auquel ce roman a été écrit, plutôt qu’une conviction profonde de Jean Loup Vichniac : l’erreur d’Alfred-Eric a été de ne pas avoir fait la part des choses dans ce qu’il voyait, d’avoir en somme lâché la proie pour l’ombre.

    Quelle que soit la signification qu’on choisisse d’en dégager, ce roman possède de la puissance et de la densité. Il permet de fonder de grands espoirs en son auteur, dont on attendra avec intérêt l’ouvrage suivant.

Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/8/1962 dans Fiction 105
Mise en ligne le : 28/12/2024

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