Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Ailleurs et demain Dépôt légal : septembre 2024, Achevé d'imprimer : octobre 2024 Retirage Roman, 288 pages, catégorie / prix : 20,50 € ISBN : 978-2-221-27455-2 Format : 13,5 x 21,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Puisqu'il faut trouver une autre planète habitable, pourquoi pas la Lune ? Mais la vie est rude sous le feu blanc du Soleil. À l'abri de son dôme agricole près du cratère Lalande, une fermière regarde les moissons et les générations s'élever et retomber comme les marées terrestres.
Le soir, au clair de la Terre, elle parle avec son chat des fièvres qui frappent les humains, des fissures qui menacent la survie de la ferme, des enfants saisis par l'appel du vide, des robots fous et des fleurs dans la mer de la Tranquillité.
Son quotidien bascule le jour où on lui confie le soin d'une petite fille à la main verte. Qui fera éclore l'autre ?
Catherine Dufour est une écrivaine muitiprimée et ingénieure en informatique. Elle donne des cours à Sciences Po Paris, écrit des chroniques pour Le Monde diplomatique et des essais chez Fayard. Elle est l'une des fondatrices du collectif d'auteur·e·s de science-fiction Zanzibar.
[texte du premier rabat de couverture]
« Ferme Lalande. Température intérieure : + 6 degrés sous le dôme, comme d'habitude pendant l'hiver de la ferme. Température extérieure : + 123 degrés à la surface des roches. »
[texte du deuxième rabat de couverture]
« On me nomme El-Jarline. Je m'occupe d'une ferme sur la Lune, au pied du mur qui entoure le cratère Lalande, sur le bord oriental de la mer des Îles. »
Critiques
Loin des fantasmes actuels de quelques uns qui s'imaginent déjà continuer à faire fortune sur Mars, c'est sur la lune que l'humanité trouve ici un simple refuge. Un asile fragile si l'on considère l'aridité du lieu sur lequel en outre elle a apporté la guerre et sa petitesse habituelle. Enfin pacifiée et répartie en des cités souterraines éparses, elle subsiste sous la surveillance d'êtres conçus pour rendre efficacement les services essentiels : alimentation, ordre, sécurité de l'environnement...
Ce tableau d'ensemble, le lecteur le découvre avec El-Jarline, jardinière d'une ferme sous dôme qui permet l'apport de nourriture à la cité voisine mais aussi l'entretien d'une bio-diversité sauvegardée de la Terre. Et dès les premières lignes, il retrouve aussi le sourire en coin et l'ironie de Catherine Dufour qui porte avec toujours autant d'acuité son regard sur nos semblables.
Rythmé par les jours qui passent, le journal de El-Jarline égrène ses inquiétudes sur la végétation, la solidité du dôme, la situation des personnes qu'elle rencontre et qu'elle apprend à apprécier ; son récit est tout d'abord une déclaration d'amour à la nature, à son incroyable diversité, aux paysages verdoyants aussi bien que minéraux, à l'art. Il donne envie de se promener avec elle dans la ferme Lalande pour en goûter les charmes délicats, de s'installer là pour participer à son entretien et profiter de sa quiétude.
Le roman est aussi un regard sur la société de la part d'un personnage qui n'en fait pas réellement partie. Catherine Dufour se cache à peine derrière El-Jarline (et le chat Trym) pour dépeindre les travers éternels d'une humanité toujours égale à elle-même, même acculée sur un satellite où la survie est une illusion. Et il est enfin le deuil d'un monde, le nôtre, n'existant plus que dans des îlots précaires dispersés dans un paysage vide et mort. Des micro-sociétés, toujours plus repliées sur elle-même, adhérentes d'un traité de collaboration qui n'en a que le nom, essayant de perpétuer leurs façons de vivre et aveugles quant à leur fin inéluctable.
Il faut être particulièrement hermétique à l'humour, à l'empathie ou à la beauté pour ne pas se laisser emporter par ce roman, même s'il y a peu d'action durant son premier tiers, même si les moins sensibles à la contemplation trouveront à redire sur le côté répétitif de la forme, avec le rappel régulier des inquiétudes de la jardinière sur la végétation ou la solidité du dôme. Cette antienne est pourtant constitutive de la nature du récit, et c'est dans les fluctuations du rythme de ces répétitions que se donne à voir la transformation d'El-Jarline.
Est-il besoin de dire qu'il faut tout simplement lire Les champs de la lune ? L'humour de Catherine Dufour équilibre à merveille son ton acide, et les déambulations de la narratrice dans sa ferme, dans une cité souterraine ou à la surface de la lune ne sont jamais lassantes. Enfin, on sait gré à l'autrice de mentionner en fin d'ouvrage les citations dont elle parsème son histoire afin de pouvoir prolonger le plaisir en découvrant les références qui nous étaient inconnues.
An 2324, l'humanité a abandonné la Terre exsangue pour s'installer sur la Lune et Mars. El-Jarline, la narratrice très âgée et bénéficiant d'une longévité encore plus longue, s'occupe de la ferme Lalande en tant qu'employée de la Commanderie de Mut : un dôme à la surface de la Lune, pour que bénéficient de l'ensoleillement les espèces végétales qu'on tente d'acclimater en même temps que quelques espèces animales. Assistée de robots et de drones, elle l'administre seule, en compagnie de Trym, un chat augmenté doté de la parole. La nuit, en l'absence des radiations solaires, elle reçoit les visiteurs de la cité souterraine admiratifs ou émus devant ce fragile écosystème. Elle échange à l'occasion avec le jardinier Laurisse et le zoologue Zante, qui, en sous-sol, cherchent à adapter les espèces dont le comportement varie fortement dans cet environnement. Certaines disparaissent, d'autres sont plaisamment mutées, telles les flirlandes, guirlandes de fleurs persistantes, la mésange à bleuet qui se couvre de bleuets au printemps et les roses phosphorescentes conçues à partir de vers luisants. Les animaux comme les végétaux, mais aussi les robots, sont désormais traités avec respect : la fermière connaît le conflit entre la glycine et le tamarinier et sent le stress des plantes à l'annonce d'une pluie de météorites qui risque de briser le dôme. Même le chat Trym est susceptible de passer en justice s'il laisse parler son instinct de chasseur.
Cette rude existence n'a pas empêché les cités de se livrer des guerres meurtrières lors de leur installation. Comme le signale la narratrice : « Je crois que je supporte de plus en plus difficilement l'inconséquence d'un peuple qui regrette sans fin d'avoir ruiné une planète entière, et n'a rien retenu de la leçon. » À présent, la fièvre aspic, une maladie toujours fatale, frappe indistinctement les Soulunaires. Devant l'absence d'explication et de remède la population encline à peupler leur nouvel environnement de mythes et superstitions imagine les causes les plus irrationnelles. La surface blafarde de la Lune devient le lieu mystique où s'aventurent prophètes et poétesses, où s'érigent des temples qu'on dit hantés. On pourrait l'associer aux rêves et aux pensées délirantes, car il y circule aussi de surréalistes spectacles holographiques, des théâtres mous et des robots fous livrés à eux-mêmes, aux circuits logiques grillés par les radiations.
Dans ses rapports d'activité, la fermière s'inquiète d'une prolifération de minicolas, seule plante à survivre à l'extérieur en dissolvant la roche qu'elle consomme, et surtout d'une fissure qui s'agrandit sur le dôme, ce dont la Commanderie ne semble pas faire grand cas. Celle-ci lui conseille en revanche de télécharger une bibliothèque pour apprendre à mieux rédiger ses comptes-rendus d'une absconse aridité. La section pédagogique lui confie également une fillette, Sileqi, ce qui, dans un premier temps, ne plaît guère à la fermière soucieuse de ses cultures, jusqu'à ce que l'apprentie affirme entendre les plantes lui parler.
Dès lors, au fil de ses lectures, la fermière si sèche et pragmatique abandonne les termes techniques au profit de riches peintures florales et d'observations psychologiques toujours plus subtiles. Le lecteur assiste à l'éclosion d'une conscience qui s'ouvre aux émotions et aux sentiments. Les rapports deviennent journal intime empreint d'une profonde mélancolie, qui rend la sépulcrale splendeur des paysages lunaires encore plus envoûtante. À présent, le spectacle de « la lumière, la poussière, et l'infini » incite la narratrice à la méditation sur la tendance de l'humanité à l'autodestruction dont le récit fournit de navrants exemples et sur sa place dans l'univers. Cet itinéraire depuis le rationnel scientifique jusqu'à la vérité des émotions (« l'angoisse, acide et hérissée », « le mépris et son goût sec de toxine », puis à la profondeur des sentiments, s'effectue par le biais de la littérature. Celle du monde entier se voit invitée dans ces pages. Toutes les citations non attribuées dans le récit ne sont pas listées en fin de volume : d'autres, plus discrètes, font vibrer le texte d'enivrants échos et répandent de poétiques parfums. « Mais où va la beauté quand elle meurt ? » s'interroge El-Jarline. Si l'humanité au bord de l'extinction devait disparaître, il resterait à ceux qui lui succéderont la Littérature, qui lui vaudra peut-être la rédemption.
Tout ceci n'est pas gratuit. Catherine Dufour emprunte les motifs de son roman aux nouveaux contes de fées de l'allemande Marie Rieca, qui imagine des histoires adaptées au monde moderne tout en conservant la forme des contes d'antan. Et on sait l'autrice du Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses tout aussi disposée à les transformer, elle qui les a maintes fois dénoncés comme le début de l'asservissement des petites filles.
Ainsi, même si le lecteur est bousculé d'une émotion à l'autre, écrasant des larmes devant la tragique destinée humaine ou des témoignages de réconfort et tendresse, cela ne signifie pas que Catherine Dufour a sombré dans le sentimentalisme. Comme elle, la narratrice qui redoute de verser dans la mièvrerie, se reprend pour agir avec pragmatisme et lucidité : « Mais comment, sachant ce que je sais, ai-je pu me laisser surprendre par la cruauté humaine ? » Elle est surtout pressée de découvrir qui cherche à l'éliminer et pourquoi. Le rythme lent voire contemplatif du roman dévoile une menace d'autant plus insidieuse qu'elle se laisse à peine deviner, jusqu'à la révélation finale.
Merci à Catherine Dufour de nous avoir offert cette pierre de Lune d'une tragique beauté, à l'écriture magnifiquement ciselée. Le roman serait sans peine le lauréat du Grand Prix de l'Imaginaire si elle ne figurait parmi le jury. Mais bien d'autres prix, assurément, sertiront ce diamant noir et brillant, éminemment littéraire.