Sous une couverture ornée d’un splendide collage de Jacques Sternberg (d’impression malheureusement beaucoup trop pâle), Marcel Béalu nous offre avec « L’aventure impersonnelle » (Arcanes) le récit d’une sorte d’expérience rêvée, au surréalisme séduisant. Séduisant – pour le lecteur ordinaire – en ce sens qu’il n’est pas surchargé par l’abus des traits baroques, des éléments hétéroclites. Mais on y retrouve des données familières, aussi bien surréalistes qu’oniriques : l’amour fou, les détails incongrus à la Dali, le symbolisme des noms et des personnages, la logique imperturbable du déroulement d’événements illogiques, la poésie de l’insolite, du bric-à-brac, etc.
Cette « aventure » ressemble à une plongée dans un univers second : le héros parvient dans une ville bizarre, habitée de gens bizarres aux mœurs bizarres… Il se trouve mêlé à une intrigue complexe, dont il ne perçoit à aucun moment les raisons ni l’enchaînement, mais où il croit sans cesse deviner, à en juxtaposer les éléments qui se chevauchent, s’imbriquent, se recoupent à la façon d’un puzzle, un sens caché comme à portée de la main. Cependant ce sens persiste à être évasif et les « signes », les points de repère qui jalonnent l’intrigue, ne semblent le remettre toujours en question que pour mieux le rendre insaisissable. Le voile se déchire enfin, mais c’est sur des trompe-l’œil ; et quand se fait la lumière, c’est comme un éclair de magnésium qui vous aveugle avant de vous replonger dans le noir. On ne définit pas le Rêve.
L’habileté de l’auteur a été d’introduire subtilement l’irrationnel, au lieu d’en tirer parti ouvertement. Chacun de ses courts chapitres est comme un tableau d’apparences tout à fait normales, mais où éclate soudain la contradiction, l’impossibilité monstrueuse qui vous avait échappé : apparaît une femme superbe, mais elle est chauve ; une jeune fille entre dans une boutique vide, puis on la voit s’y déshabiller ; un mannequin se met à parler : c’était une personne vivante ; après sa première nuit d’amour, la petite vierge a un ventre de femme enceinte ; le héros vient de s’inventer un faux nom, et voilà qu’un inconnu l’interpelle par ce nom précisément ; on enlève un bahut rivé à un mur : il démasque la porte d’un « conseil d’administration » ; un coup de revolver sur une femme figée, et soudain elle s’anime et c’est l’homme à côté qui tombe ; deux vieilles tricotent dans un coin, mais, quand on les touche, elles tombent en poussière… Et on pourrait multiplier ces exemples !
Le style enfin fait du livre un bijou ; il a la dureté et la pureté du diamant. On a rarement à ce point l’impression, au cours d’une lecture, qu’il n’est pas une phrase et pas un mot d’inutiles. C’est le secret de ce qu’il faut bien appeler « classicisme »… même si le terme semble s’accorder mal avec « surréalisme » !
Igor B. MASLOWSKI
Première parution : 1/6/1955 dans Fiction 19
Mise en ligne le : 31/3/2025