« L'office des ténèbres », par Luc Bérimont (Grasset). Aimeriez vous vivre dans un tel monde ? J'en doute. Et pourtant, quoique nous n'échappions pas à une certaine angoisse, le monde de ce livre échappe à notre curiosité, à notre désir de le cerner et de le comprendre. En quelle époque se déroule « L'office des ténèbres » ? Sans doute en un futur proche, peut-être en l'an 1984 selon Orwell. À vrai dire, nous n'en savons rien. Nous ignorons de la même façon quelle est son organisation politique, économique, sa hiérarchie sociale, ses fins et son devenir. Et cela ne nous gêne pas vraiment, car nous avons lu assez d'utopies noires, décrites, elles, avec un grand luxe de détails, pour pouvoir imaginer un cadre. N'importe lequel. Ou du moins presque.
Car ce qui nous intéresse, dans « L'office des ténèbres », ce n'est pas l'état totalitaire, son fonctionnement impeccable de belle machine, ni les fantômes de la révolution qui l'ont permis, ni l'engagement politique qu'il exige de ses membres, ni même cette arme, cette fatalité tout aussi aveugle et définitive que lui – la maladie, la peste, qui le détruira. Ce qui nous intéresse, c'est seulement l'attitude le plus souvent personnelle, humaine, la réaction individuelle, ou bien l'acceptation, des hommes qui vivent au sein de ce monde. Ils ne le discutent pas vraiment. On ne discute jamais vraiment ce dans quoi on est pris, ce dont on fait partie, même si on le combat. Ils continuent de vivre, extérieurement modifiés par l'insécurité, la traque de la police, les exécutions sommaires, la faim, toute une difficulté physique de vivre – intérieurement à peine transformés, conservant les mêmes ambitions, les mêmes, lassitudes et (pourquoi pas ?) les mêmes rêves que de notre temps.
Et c'est seulement au travers d'eux que nous découvrons ce monde totalitaire, déjà vu, déjà décrit et, du reste, volontairement non original. Pourquoi le serait-il pour nous, puisqu'en vérité il ne l'est pas pour ses acteurs, pour les dirigeants, les opposants, les soldats et les tués, puisqu'il est, pour eux, la réalité, ce à quoi l'on s'habitue, malgré toutes les révoltes, si bien que les victimes elles-mêmes se sentent à peine malheureuses ?
Et c'est cette optique nouvelle, la reconnaissance tacite (digne d'enchanter Jacques Sternberg) du fait que, même dans les plus graves circonstances, l'homme demeure inéluctablement étriqué et ordinairement mesquin, qui retient vivement notre attention. Mais pourquoi Luc Bérimont a-t-il hésité, pourquoi n'a-t-il pas eu pleine confiance en ce qu'il écrivait, pourquoi semble-t-il avoir résumé en un exercice de style trop souvent superficiel la matière d'une idée et d'une tentative prometteuses ? Est-ce manque de souffle ou plutôt, comme nous le pensons, manque de foi en un genre abstrait, le roman d'idées qui ne démontre rien, à coup sûr déroutant en notre époque de pseudoréalisme ?
Gérard KLEIN
Première parution : 1/11/1956 dans Fiction 36
Mise en ligne le : 2/7/2025