Toutes les horloges d'Helvétie se sont arrêtées. Le pays est en proie à l'anarchie. Le pays de l'ordre et du respect du bien d'autrui, des montres de précision et du tourisme comme-il-faut. C'est un monde ! Comme autant de châteaux de cartes, les principes de la Démocratie suisse viennent de s'écrouler : quelques minuscules décennies ont eu raison de l'ordre établi : la guerre commence dans le pays de la paix garantie sur facture. La pire des guerres : la guerre civile.
Depuis pas mal d'années, nous savons a quoi nous en tenir sur le compte au pays le plus propre du monde, sur ses banques, sur ses formidables sociétés d'exploitation de la misère humaine, sur son impérialisme déguisé en fédéralisme bienveillant, sur son mépris de ses minorités linguistiques, sur son égoïsme plusieurs fois centenaire.
Michel Buhler vient de publier, ou de republier (la première fois c'était en 1973 !). chez Rolf Kesselring, un petit roman qui est certainement — du moins à ma connaissance — le premier roman de politique-fiction jurassien. Buhler, qui est l'excellent chanteur que l'on connaît, est également un conteur de talent que l'on ne connaît guère.
Avril 1990 est intéressant pour les Français que nous sommes parce qu'il nous familiarise (trop brièvement, hélas) avec les problèmes du peuple jurassien, épris de son particularisme (pardon, si je raisonne moi-même en particulariste !), de ses traditions dans un pays à l'honneur sourcilleux (et hypocrite), au nationalisme agressif derrière une façade de bonhomie républicaine.
Michel Buhler nous raconte avec chaleur, avec énormément de sympathie, en phrases chaudes, simples comme les paroles de ses chansons, l'histoire de Marcel, le garçon de café de Saintoix qui, forcé de quitter son emploi, dans un pays dont l'économie s'écroule, va rejoindre dans les montagnes les guérilleros qui font la guerre aux troupes du général Bücher (la consonance prussienne de ce nom n'est certainement pas dénuée d'intentions, quand on sait que les troupes bernoises, grandes écraseuses de libertés francophones, étaient entraînées jadis, lors des premières guerres civiles suisses, par des instructeurs prussiens !). Oui, en 1990, la Confédération helvétique est devenue une dictature militaire ! Les habitants de pays plus vastes peuvent sourire de cette fiction politique miniaturisée, mais ils auront tort, car il n'y a jamais de petites causes, et le roman de Buhler, pour tronqué qu'il soit sur la fin et pour maladroit qu'il puisse paraître, par excès de conviction, n'en reste pas moins un ouvrage intéressant, « documentaire », qui nous donne à aimer ce petit peuple jurassien (mauvaise tête, bon cœur) et à réfléchir une fois de plus sur ces fausses colombes réactionnaires qui règnent sur le pays le plus ordonné de la planète.
Le roman est précédé d'un texte de Jean Ziegler. Qui met les points sur les i. Et qu'il est utile de lire avant de se lancer dans l'ouvrage de Buhler.
Et nunc, Helvetia ?