Voici le troisième épisode d’une épopée qui avait débuté avec Chirurgiens d’une planète et s’était continuée par Les voiliers du soleil. Il ne s’agit pas d’une suite à proprement parler : chacun de ces romans forme un tout – avec une exposition et un dénouement – bien que s’inscrivant dans un cycle plus vaste.
Ce cycle montre que Gilles d’Argyre possède un sens incontestable de la grandeur et aussi le don d’allier la science à une certaine poésie. De tous les auteurs de la science-fiction française, il est sans doute celui qui sait le mieux évoquer les vastes horizons que la science ouvre devant notre espèce, et qui sent le plus profondément les résonances épiques d’une technologie nouvelle. Dans les Chirurgiens d’une planète, il avait raconté l’aménagement d’une atmosphère respirable autour de Mars. Ce long voyage, c’est le récit d’une entreprise encore plus colossale : le déplacement de la planète Pluton, son arrachement à notre système solaire, et la préparation de sa mise en orbite autour d’une autre étoile, Proxima du Centaure. Comme dans les romans précédents, la toute-puissante et tutélaire Administration veille à l’arrière-plan, entrant parfois en conflit avec le gouvernement terrien. Ces regards que l’auteur jette sur les rouages politiques de son univers ajoutent à la vraisemblance du récit, laissant deviner que tout n’est pas nécessairement simple comme bonjour lorsque de vastes intérêts sont en jeu – même dans un monde futur, même devant une science qui peut transformer les planètes et leurs orbites.
Que l’auteur, en plus de son admiration pour le pouvoir de la science, possède du métier, la chose est manifeste en ces pages. Les retours en arrière, les déplacements des points de vue, l’évocation simultanée de deux actions parallèles, le classique « suspense » et l’effet final de chute, tout cela se trouve dans ce récit, mené de façon alerte bien qu’écrit parfois – semble-t-il – de façon quelque peu hâtive. Est-ce à cette hâte que l’on doit attribuer le caractère un peu falot des deux personnages principaux ?
Encore faut-il s’entendre : Hiram Walker, l’explorateur noir envoyé en reconnaissance vers Proxima, et David Abner, le Président du gouvernement terrien, ne sont ni l’un ni l’autre de ces êtres que l’on peut qualifier de minables. Ils paraissent cependant, à plus d’une reprise, dépassés par la grandeur de leur tâche : hésitants, faiblissant relativement vite, ils manquent surtout de confiance dans leurs paroles comme dans leurs actes. Cela frappe, car cela forme un contraste avec la grandeur des missions auxquelles ils s’attaquent. Cette absence de héros crée un certain malaise chez le lecteur, car la réussite de l’entreprise en acquiert un petit côté miraculeux – ou paraît tout au moins l’effet d’un heureux hasard.
À dire vrai, l’explication de ce déséquilibre paraît résider précisément en cet intérêt que l’auteur manifeste pour les ressources de la science : il s’attache trop aux nouveaux pouvoirs de l’Homme pour dessiner minutieusement des hommes. Walker, Abner et les autres ne sont que les agents d’une grande œuvre, et c’est cette dernière qui intéresse avant tout l’auteur. Même l’énigmatique Diego Larue, humain mâtiné de robot, ne possède pas un véritable relief : c’est plutôt une machine curieuse qu’un véritable traître.
Ces réserves ayant été faites, force est de souligner l’intérêt du livre. En dépit de ces faiblesses, il demeure cohérent, solide et intéressant. L’auteur connaît l’art de retenir l’attention de son lecteur, précisant par des détails vraisemblables ce qu’on pourrait appeler ses « scènes de foule ». Les dialogues sont souvent nerveux, et les descriptions ne deviennent jamais lassantes : elles ont toutes leur raison d’être dans le récit. Indubitablement, Gilles d’Argyre s’impose comme un des meilleurs auteurs écrivant sous l’étendard du Fleuve Noir. N’y aurait-il pas moyen de nous rationner un peu en Guieu et en Limat, pour nous donner un peu plus fréquemment du Gilles d’Argyre ? En refermant ce livre, on se surprend à rêver à l’avenir de l’Administration, aux autres exploits scientifiques que l’auteur lui attribuera. S’agira-t-il de l’extinction d’une nova, de la séparation des composantes d’une étoile multiple, ou de la contraction du globe de Saturne ?
Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/6/1964 dans Fiction 127
Mise en ligne le : 29/12/2023