« Ce livre est constitué des bribes d'un manuscrit, découvertes par hasard, c'est-à-dire à l'insu des autorités, dans un dépotoir récemment inauguré et très vite abandonné. Le Numéro Un et ses adjoints, rangés par ordre alphabétique, assistèrent à l'inauguration officielle du dépotoir. Le Numéro Un donna lecture d'un discours historique, où il annonça que le rêve séculaire de l'humanité était à deux doigts d'être réalisé, car on percevait déjà la venue des lendemains qui sentent, c'est-à-dire du Socisme »...

     Le ton est donné. Les Hauteurs Béantes ne quitteront plus ces lignes de crête à fond de vertige. Chaque société, dira-t-on, finit un jour par engendrer son Swift. Nul doute que l'Union soviétique a produit le sien ici et aujourd'hui. Mais si l'huour est le tonique libérateur que l'on sait, il faut ajouter que celui-là est terriblement amer et tragique. Jamais moins gratuit et pourtant ces courts chapitres dont il semble que la corrosion soit la matière même semblent venir d'un espace sidéral. Ivanbourg, 9974 : 1984 n'est plus qu'une préhistoire.

     A Ivanbourg, le vrai, le seul ennemi, c'est celui qui invente, le créateur. Tout ce qui anime la machine et jusitfie son existence a pour moteur cet ennemi qui pense dans l'ombre. Et la machine agit. Nous sommes accrochés à ses rouages. Témoins anonymes, mais qui, quoi n'est pas anonyme ? L'auteur, le schizophrène ? Non, même pas lui. Sa seule lucidité le distingue des autres. Et son manuscrit a été découvert, par hasard, dans un dépotoir...

     Qu'adviendra-t-il du schizophrène ? Quand on introduit un objet dur, une prothèse dans le corps humain, il y a rejet. Mais que se passe-t-il quand on introduit de l'humain dans une machine ? On croyait, depuis Bergson, que le rire, c'était du mécanique plaqué sur du vivant et si c'était du vivant plaqué sur du mécanique ? Seul un logicien, ô ironie, pouvait se hisser au niveau de cette épopée burlesque et « programmer » cette satire dont on dira qu'elle est impitoyable. Pour qui ? Pouvons-nous dire les autres, cette planète Russie, dont les exilés jusqu'ici parlaient le langage des humanistes ? Où sommes-nous davantage, dans le temps ou dans l'espace ? Si c'est l'espace, c'est l'URSS et on reconnaîtra des figures familières : Staline, Trotsky, Khrouchtchev et aussi Soljenitsyne, Evtouchenko, Siniavski, Galitch et plus encore Neizvestny, le sculpteur. Si c'est le temps, ce langage infesté d'idéologie, ces dialogues de Platon revus par Ionesco nous désignent du doigt, victimes consentantes, comme on dit nivelées, par le bas.

     Alexandre Zinoviev, grand logicien soviétique, connu à l'étranger pour ses travaux originaux, chef de file d'une nouvelle école de logique philosophique, ex-professeur ( depuis qu'il en a été exclu ) de l'Université de Moscou pourrait bien avoir fait de son application de la littérature à la logique un genre littéraire nouveau. Sa lucidité ne lui a pas seulement désigné la cible, la machine totalitaire à mille têtes, mais aussi l'arme pour la combattre : le ridicule, le burlesque, la dérision. Un pessimisme radical s'inscrit dans cette logique de logicien, comme si, à partir d'un certain degré d'absurdité, au-delà de tout fiction dérivative ou réparatrice, seul l'humour à froid pouvait rendre compte de l'univers des hommes-robots.