Boileau et Narcejac, que je citais à l'instant, publient chez Denoël et dans la collection policière susdite leur cinquième livre : « Le mauvais œil » (réunion de deux courts romans). Si j'en parle également, c'est que s'y étoffe un aspect intéressant de leur œuvre : le glissement vers le fantastique. (Attention ! Je dis seulement : glissement, c'est-à-dire qu'une fenêtre reste toujours ouverte sur le réel et le clair enchaînement des choses – mais derrière, grandit la zone d'ombre.)
Il y a là, semble-t-il, le signe d'une évolution. Le fantastique a toujours fait la trame des intrigues de Boileau-Narcejac, mais, réduit d'abord au rang d'accessoire et de truquage, le voici en passe de devenir le ressort essentiel de l'action. « Celle qui n'était plus » (comme je l'ai dit tout à l'heure) et « Les visages de l'ombre » soumettaient une série de faits en apparence surnaturels ou extraordinaires au crible final de la plus cartésienne logique ; ce n'était donc là que procédé extérieur et pure mécanique (c'est sans doute pourquoi ces deux romans me semblent rétrospectivement moins bons que le reste de l'œuvre des auteurs). Le roman suivant, «… d'entre les morts », laisse pour la première fois percevoir le décalage : derrière la démonstration géométrique élucidant le fascinant mystère de cette morte deux fois vivante, perce l'amorce d'un prolongement qui laisse à notre imagination une marge d'inquiétude. Par contre, dans « Les louves », où l'énigme est uniquement psychologique, l'élément « extraordinaire » reste subjectif : il ne se produit pas de phénomènes inexplicables, tout est au niveau de l'esprit du héros.
Mais voici maintenant les deux romans qui constituent ce nouveau volume : « Le mauvais œil » (qui lui donne son titre) et « Au bois dormant ». Et cette fois l'un et l'autre sont axés directement vers le fantastique, quoique par des biais différents.
Dans « Le mauvais œil », rien de contraire à la logique, si l'on veut, mais une série de « coïncidences » ; ce ne sont peut-être que des coïncidences, où l'irrationnel n'a pas de place, et ce sont peut-être aussi les éléments d'un puzzle bizarre (et dans ce cas le héros a réellement, comme il le croit, le mauvais œil – le pouvoir de tuer par la pensée…). Les auteurs nous fournissent les données du problème, puis nous laissent le choix de la solution qui nous sied le mieux. Le fantastique est ici allusif et subtil ; il vous est proposé sans vous être imposé.
Dans « Au bois dormant », au contraire, nous revenons à la technique style « Chambre ardente », qui caractérisait les premiers Boileau-Narcejac : cascade d'événements à tournure occulte, au gré d'une hallucinante (le mot n'est pas trop fort) histoire de l'au-delà, et pour finir explication « naturelle ». Mais il y a deux choses nouvelles par rapport aux ouvrages précédents des auteurs : d'abord, cette explication ne nous est pas démontrée mais seulement suggérée, comme une simple hypothèse dont rien ne prouve la véracité ; ensuite, comme pour «… d'entre les morts », mais de façon plus précise, la conclusion tend à basculer en définitive en direction du surnaturel. Mais encore une fois le lecteur est libre de choisir. Et la face « logique » est d'autre part rigoureusement (et diaboliquement) agencée selon les meilleures règles du « policier ». On voit donc qu'il n'y a pas, ni dans l'un ni dans l'autre cas, contradiction avec le genre comme dans le roman d'Olivier Joris ; ce dernier tranchait net en faveur du fantastique tandis que, chez Boileau et Narcejac, le fantastique est ambigu (et cependant parfaitement présent).
Est-il nécessaire d'ajouter que les deux récits sont admirablement écrits ? On retrouve dans le premier la marque des auteurs : cette densité psychologique, ainsi que ce réalisme un peu visionnaire où passe parfois l'esprit de certaines pages de Julien Green. Il faudra un jour reconnaître que le ton des livres de Boileau-Narcejac est un ton de grand écrivain. Mais je voudrais surtout m'attacher pour finir à « Au bois dormant », qui est en outre une remarquable démonstration de virtuosité. L'action en est située au début du XIXe siècle et c'est le héros qui est le narrateur : aussi écrit-il dans le goût de l'époque ! On devine derrière cela la patte de Narcejac, qui a prouvé naguère avec ses « Confidences dans ma nuit » qu'il était un pasticheur hors-ligne. Ici, tout frais sorti d'une plume d'oie, c'est littéralement un conte noir de Barbey d'Aurevilly qui nous est offert, avec des lueurs des « Mémoires d'outre-tombe » et de « René » dans l'évocation de la psychologie du personnage. Ténébreux et glacé, horrifique et macabre, avec un rien (oh ! un rien) de parodie sous-jacente, le récit tout entier est rédigé dans un merveilleux style romantique, étonnamment doué d'authenticité. C'est là du grand art auquel tous les lecteurs ne seront peut-être pas sensibles ; mais quel régal pour les connaisseurs !
Alain DORÉMIEUX
Première parution : 1/7/1956 dans Fiction 32
Mise en ligne le : 22/6/2025