Une fois de plus, nous sommes après. Une catastrophe, une guerre, ont profondément modifié le monde terrestre et la société qui le peuple. Voilà qui suscite immédiatement chez moi les plus grandes réserves : peut-on encore faire du neuf dans d'aussi vieilles casseroles ? Après l'avant-propos de Daniel Walther, écrasant sous les éloges les deux auteurs et leur livre, mes réserves avaient encore crû. Les premières pages du roman m'ont fait hésiter, je me suis obstiné — et il était trop tard : Walther avait raison, Les maîtres de la solitude fait bien partie de ces ouvrages qui ne tombent pas des mains, même de celles d'un critique qui partait avec autant de préjugés négatifs !
Certes, l'opposition de départ ne possède rien de bien neuf, il y a la Cité, qui a préservé la connaissance et s'est refermée afin de la protéger : elle dure depuis des siècles, peut-être des millénaires, mais d'une vie froide d'où l'émotion a été vidée. Il y a les Clans, qui vivent dans les forêts un écologisme tribal, animiste, et sont périodiquement soumis aux attaques de la peste : ils sont pourtant la Vie, pleine et naturelle, bruyante et gaie, libre de tabous. Non seulement ceci n'est pas neuf, mais on y distingue facilement, semble-t-il, les présupposés idéologiques. La vie naturelle serait la vraie vie, et l'obsession de la rigueur et de la connaissance désincarnée lui serait antinomique. Il s'agit là d'idées ambivalentes, sympathiques, par leur exaltation de la vie communautaire et dans le même temps légèrement réactionnaires par leur méfiance envers le progrès : ambiguës comme l'écologie si souvent poujadiste. L'intrigue ne peut amener qu'une confrontation entre les deux modes de vie. Et en effet, Kaye et Godwin vont conter comment sous la pression de la peste, un chef de clan va décider d'unir ses semblables et d'affronter la Cité, afin de l'obliger à secourir ceux du dehors. Du moins, il semble au premier abord qu'ils choisissent cette voie. Les maîtres de la solitude est un livre au sein duquel on va très vite percevoir l'existence de plusieurs niveaux, d'un jeu sur les apparences, de pistes d'intrigues qui tissent un arrière-pian particulièrement solide.
L'écriture est loin d'épouser la linéarité de la plupart des récits d'aventure. Le récit s'emboîte en une construction qui pourrait renvoyer (mais est-ce conscient ?) au symbolisme qui nourrit la société des Clans : le Cercle. Cercle des Maîtres dont les pouvoirs télépathiques permettent de protéger le clan des chiens sauvages, cercle de la renaissance, de la foi en la vie et de la célébration de la terre-mère en un culte fort peu « religieux » qui intègre la liberté sexuelle. Le Cercle est la communauté et s'oppose, à nouveau, à la solitude de la Cité, totalement indépendante d'un monde où la vie commune est la valeur primordiale, d'un monde de « magie » (les gens du Cercle seront appelés sorciers par les Kriss) en harmonie avec la nature, loin de la technique. Le Cercle est une célébration quotidienne de la Vie, et l'on n'y tue que contraint, soucieux de ne pas succomber aux forces mauvaises, incompatibles avec la vie de Clan.
Ainsi le récit est-il lui-même un cercle parfait : refusant la facilité de la structure linéaire, il commence par balader son lecteur d'un personnage à un autre, sans qu'il soit possible de savoir qui va prendre le dessus, ni même s'il y aura un héros principal. Le livre s'ouvre sur Singer, le solitaire hors-clan qui a parcouru le monde dans une quête de ses origines (sa mère était de la Cité), mais Singer mène à Garick, le dieu du clan des Shandos. Garick voit s'approcher la peste et tente le contact avec la Cité : face à son silence, il décide d'unir les Clans du Cercle et de prendre d'assaut cette citadelle du savoir perdu. Et entre en scène Arin, fils de Garick, demi-frère de Singer, dont la mission sera de parcourir les Clans, même celui des Kriss dont les principes sont tellement étrangers au Cercle : leur dieu est la Mort ! En définitive, la mission prend le dessus, non sans avoir rappelé ce que la décision de Garick doit à Judith, celle qui vint de la Cité. La communion induite par le Lep (la télépathie) maintient tout le récit en liaison avec la totalité des personnages, sans faire de l'un d'entre eux ce privilégié auquel traditionnellement le lecteur s'identifie. Et Singer, que l'on voit traverser l'intrigue de manière passive, refusant son aide à son père, aura en fait accompagné l'esprit d'Arin tout au long de son odyssée : Singer a manipulé personnes et événements pour permettre à Arin — et donc à lui-même — d'entrer enfin dans la Cité. Mais ce sera pour choisir finalement la solitude — et la souffrance : n'étant ni du Cercle ni de la Cité. Toute cette construction, en constante transformation, maintient l'attente du lecteur elle-même. Les pistes de l'intrigue sont tout aussi plurielles que ceux qui lui suivent : quête de Garick contre la Cité ? Aucune interprétation seule ne suffit : comme la vie, ce roman interprète toutes les solutions — comme le Cercle.
Les thèmes abordés, à leur tour, portent l'aventure à un niveau qui n'a plus rien à voir avec la Fantasy de consommation. Les Kriss introduisent un débat sur la religion et la croyance, sur la foi et l'intolérance. Ces héritiers du christianisme, puritains nourris de folie mystique (la faux de Dieu !) iront jusqu'à répandre la peste pour débarrasser le monde du Cercle, vivante incarnation du mal à leurs yeux, puisque ses membres exaltent la vie et ne se préoccupent pas d'un au-delà. Mais l'existence des Kriss et la légitime défense qui poussera les Clans à les contrer provoquera chez ceux-ci quelque chose comme la perte d'une innocence, le passage du pur instinct à une froide détermination. Le Cercle devient aussi violent et mauvais que les Kriss, amené qu'il est à tuer aveuglément, sans pitié, allant jusqu'au génocide ! Ce roman d'aventures est au fond une critique du savoir révélé, de la foi inébranlable, incarnée en le moindre des Kriss, qui aboutissent à détruire ceux qui pensent différemment. Destruction qui, de manière particulièrement perverse, s'insinue pareillement dans la société de l'autre (ici, le Cercle, puisque pour survivre ce dernier n'a d'autre ressource que de se transformer à son tour en destructeur... Pas de manichéisme : on ne peut à la fin du livre séparer distinctement les « bons » des « mauvais » : chacun porte le sang de l'autre et la responsabilité d'énormes destructions.
La Cité, porteuse de l'opposition de base (technique — magie, solitude — communauté) qui parcourt tout le roman, reste complètement passive jusqu'au chapitre final, et elle ne réagit qu'à l'entrée en son sein d'un membre du Cercle, lequel devra user des ressources de deux esprits pour convaincre de la nécessité d'une ouverture et d'une réconciliation des contraires. Les maîtres de la solitude dépeint en filigrane le changement d'un monde : le Cercle est passé des Clans à la Nation et a sans doute perdu sa pureté. Est-ce la raison du départ de Singer, qui choisit finalement de rester seul ?
La fin de l'hiver, suite du volume présent, paraîtra bientôt. Puisse-t-il être de la même tenue, davantage qu'une simple séquelle.
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/7/1986 dans Fiction 376
Mise en ligne le : 3/11/2003