De livre en livre, Louis Thirion reste fidèle à un décor, à un héros. Jord Maogan, commodore de l'espace, et la Terre du XXIVe siècle, sont respectivement le moteur et le cadre d'aventures spatiales commencées avec Les Stols (où une race extra-terrestre se fondait harmonieusement aux humains), poursuivies avec Les naufragés de l'Alkinoos (qu'il vaut mieux passer sous silence !), puis avec Les Whums se vengent, où Thirion posait avec schématisme, mais intelligence et sensibilité, le problème de la confrontation de deux races totalement étrangères, dont chacune représentait, pour l'autre, les « monstres ».
Le quatrième volet de ce cycle quelque peu picaresque, Ysée-A, se présente pour l'instant comme le meilleur ouvrage de l'auteur, qui reprend les données du roman précédent, en les amplifiant et en leur donnant un développement plus complexe et plus subtil. La Terre, cette fois, ne prend pas directement une part active dans les nouveaux déboires qui l'attendent ; elle n'agit pas, elle est agie : car les entités extra-terrestres qui en font un moment leur terrain de rencontre et de lutte sont si puissants, si évolués, si « anciens », que notre planète et ses habitants ne comptent pas plus pour eux qu'une ruche pour un apiculteur.
Incroyablement vieux (puisqu'ils survivent même aux phases de rétraction universelle), les deux Tulgs que sont Oen-Vur et Ysée-A, et l'entité fabuleuse qui a pour nom Glorvd (respectivement chassés et chasseur) n'apparaissent sur la Terre, sous diverses formes d'emprunt, que le temps de se livrer à une escarmouche – quelques micro-secondes en regard de leur fabuleuse longévité – qui provoquera tout de même indirectement une révolution et un génocide chez les humains, bien peu de chose en somme dans l'éternité…
L'ouverture cosmique de cette thématique permet à Louis Thirion d'échapper à deux écueils : le manichéisme (car, dans cet affrontement de géants, il n'y a ni « bons » ni « méchants » – tout ou plus des victimes) et l'anthropomorphisme, fût-il de nature psychologique (car les forces qui se heurtent sont à ce point étrangères les unes aux autres – et, toutes, aux hommes – que nulle compréhension ne peut venir adoucir les angles des trajectoires contraires).
Cet aspect abstrait et glacial du conflit renvoie évidemment à van Vogt, auquel le livre de Thirion fait en bien des points penser – que l'influence soit consciente ou inconsciente, ou qu'il s'agisse simplement d'une rencontre. Car le « héros » lui-même, Jord Maogan, sorte de surhomme mineur (ses contacts avec d'autres races ont amplifié ses capacités) mais passablement empoté, est toujours dépassé par les événements qu'il a parfois contribué à déclencher. Son désir d'action est constamment freiné par la réflexion préalable qu'il doit engager sur cette action, et cette démarche – ou « anti-démarche » – est typiquement van vogtienne. (Je ne résiste pas au plaisir de citer pour mémoire la dernière nouvelle du maître, Silkies dans l'espace, parue dans Galaxie de septembre, et qui est un chef-d'œuvre de sophistication et de dialectique : à lire par ceux qui disent que van Vogt est fini depuis quinze ans…)
Pour en revenir à Ysée-A, qui n'atteint certes pas ces sommets, il faut souligner enfin le découpage en rebonds successifs (Maogan confronté aux Tulgs, les Tulgs confrontés à Glorvd) qui permet d'enchaîner question sur question (qui sont, que veulent les Tulgs – qui est, que veut Glorvd ?) et maintient le cours du suspense d'un bout à l'autre d'un roman qu'on lit avec un plaisir constant, et qui ouvre un chemin nouveau dans la contrée bien défrichée de « l'aventure dans l'espace ».
Pour conclure, je dirai que le nouveau Thirion est un des meilleurs Anticipation-Fleuve Noir de ces dernières années, à mettre sur un pied d'égalité avec les Steiner.