Voici un certain temps déjà que la production romanesque de Michel Jeury est entrée dans une phase que l'on pourrait dire en plateau. Et contrairement à ce que d'aucuns pourraient avancer, le fait n'est pas essentiellement dû à son entrée dans l'écurie de Patrick Siry. Grosso modo, depuis Les Yeux géants, Jeury étonne moins, assure à son écriture une linéarité classique et se prend même — comme n'importe quel auteur US — à rentabiliser des idées naguère distribuées à la volée.
Ce choix assure sans doute sa production (et reconnaissons que le poids de l'auteur est infime face au rouleau-compresseur de la normalisation éditoriale). mais celui qui, en littérature, recherche surtout l'expérience de lecture propre à créer un choc risque hélas de s'en trouver quelque peu déçu.
Rentabiliser. Dans Le territoire humain, paru en 1979 (Laffont). Jeury distillait mille idées et composait ce que Bozzetto nomma « un univers grouillant de pistes, où la signification se noie ». Parmi ces idées, les nouvelles races du Timindia : timins qui échappent au temps, exdos hypersensibles à la douleur et indos pour lesquels, au contraire, les affres de cette dernière sont inconnus grâce à une abondance d'endomorphines.
Aujourd'hui, les indos réapparaissent sous le nom d'Anaes. et ils forment l'enjeu de L'anaphase du diable qui sans cette présence implicite serait un fort banal space-opera... Deux empires s'affrontent : Grakforal I'empire humain et la nation urue derrière le Kaerwea. Les Urus figurent l'implacable ennemi torturant les humains souvent plus par plaisir que par nécessité tactique. Découvrir la retraite des Anaes est devenu vital pour Grakforal. Et telle est la mission de Lo-An, princesse Bajjium de Yore, amirale des flottes cosmiques et clone de la Reine Teherakli. S'il n'y avait les Anaes et le personnage de Jorer Lazar (typique de ces « héros » jeuryens arrachés au quotidien pour subir l'action), tout cela serait fort peu « jeuryen ».
Mais fort heureusement, même s'il choisit désormais d'aplatir son écriture Jeury ne jette pas le fond avec la forme. Cette quête des Anaes qui aurait pu devenir la recherche d'un sauveur tout-puissant (idéologiquement suspect) se voit dotée d'une formidable critique interne : les Anaes sont tout sauf possesseurs d'une utopie, eux qui n'hésitent pas à livrer des agents de Grakforal à des expérimentations sadiques pour retrouver la compréhension des phénomènes de douleur — et sont dès lors plus proches des Urus que des humains. De même, Jeury pousse à son terme la réflexion sur ce qui aurait pu n'être qu'un gadget : si la douleur a disparu, sa fonction de signal d'alarme dans bien des dysfonctions physiologiques disparaît également. Les Anaes doivent donc développer d'autres systèmes de défense et ausculter périodiquement l'espace intérieur de leurs corps. La nuit et le sommeil ont disparu pour ne subsister que sous forme artificielle (un dédoublement qui rappelle quelque peu celui de L'Ile bleue (Plasma). Or, ces voyages intérieurs ont créé chez eux des facultés nouvelles d'exploration de l'univers par le mental et même de préhension des êtres qui le peuplent : l'anaphase.
L'anaphase du diable tiendrait-elle son nom de la planète Marvoon. résidence des Anaes, dont le nom dérive de l'un des avatars galactiques du Malin : Marv ? Ou plutôt, et Jeury achève de retourner comme un gant le statut de sauveurs des Anaes. parce que ces derniers possèdent stricto sensu n'importe quel individu et se donnent ainsi l'un des pouvoirs du Diable...
On cherche quelque chose comme un Messie pour sauver la race humaine, et on tombe sur un « Grand Satan » ! Décidément, Jeury manie toujours l'ambiguïté et la subtilité.
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/11/1984 dans Fiction 356
Mise en ligne le : 16/5/2003