Le cycle du «
Programme Conscience », qui comprend le prologue
Destination : Vide de Herbert seul et la «
Trilogie de Pandore » co-écrite avec le poète Bill Ransom, est le deuxième par ordre d'importance dans l'œuvre de Frank Herbert, après celui de «
Dune ». La première version de
Destination : Vide date de 1966 et est donc contemporaine de
Dune, premier volet du cycle éponyme ; «
La Trilogie de Pandore » date, elle, des années 80. Le troisième tome,
Le Facteur Ascension, a été terminé par Bill Ransom seul, après la mort de Herbert.
Destination : Vide est un thriller métaphysique à huis-clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake dans l'enceinte du vaisseau spatial
Terra. On peut y voir une version (ultra) intellectuelle d'
Alien, le film de
Ridley Scott, mais aussi le comparer à
La Stratégie Ender de
Orson Scott Card et à la nouvelle de
Christopher Priest,
« Le Monde du temps réel ». Le
Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu'une mission suicide, c'est un leurre : six astronefs identiques ont déjà été perdus. Il leur faut réussir ou/et mourir. Comme dans
La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l'instar de la station de la nouvelle
« Le Monde du temps réel », le vaisseau n'est pas ce qu'il paraît être mais, comme le seront à plus grande échelle la planète
Dosadi dans le roman éponyme et, ultérieurement, la planète Pandore, un laboratoire, une expérience.
Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire à bon port claquent les uns après les autres et les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles. Ils sont placés dans une situation où la création d'une intelligence artificielle devient la seule échappatoire leur restant. C'est le but de l'expérience. Plus exactement, il s'agit de créer un système conscient artificiel... Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle est, bien entendu, de définir la conscience. C'est-à-dire, définir l'humain. Un problème auquel la littérature générale s'est toujours heurtée avec violence. La conscience semble à priori évidente mais, dès lors qu'il est question de la reproduire, ce n'est plus le cas. «
Ne dites jamais évidemment » rétorque Bickel (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (p. 148). Et, que font psychiatres et aumôniers si ce n'est s'occuper de conscience mentale ou morale ? Une conscience artificielle doit être capable de produire du langage, des symboles, pas seulement de les régurgiter sur un mode algorithmique.
Entre la version de 66 et celle de 78, réécrite dans la perspective du cycle, Frank Herbert a lu
Frankenstein, le chef-d'œuvre de
Mary Shelley, souvent considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est sa responsabilité d'avoir créé un être conscient. C'est une problématique fondamentale de la science-fiction que l'on retrouve aussi bien dans
Colossus de D. F. Jones que dans
Le Problème de Turing co-écrit
par
Harry
Harrison
et
Marvin Minsky, le pape de la recherche en intelligence
artificielle,
La Semence du démon de
Dean
R.
Koontz
et,
bien
sûr,
le célébrissime
2001 L'Odyssée de l'espace de
Stanley Kubrick et
Arthur C. Clarke, bien qu'il privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.
La caractéristique première d'une conscience
est
peut-être
la
capacité
de
défendre ses intérêts propres, aussi, même artificielle, cette conscience ne saurait être bridée par... les trois lois de la robotique d'
Asimov ! Bickel considère que la machine
appelée
à
devenir consciente (le « bœuf ») doit disposer des moyens du pouvoir comme préalable à la possibilité de n'y point recourir. C'est-à-dire à l'émergence d'une morale concomitante à la conscience.
Le
Moi
et
le Surmoi
freudien
formant une
boucle
rétroactive
à défaut
de
laquelle
on
se situerait
dans
l'univalence animale de HAL. Par conséquent, la question qui taraude
l'équipage
du
Terra
est celle
de
la
création
d'un
monstre
à l'instar de Frankenstein, ainsi que celle de sa destruction pour laquelle Flatterie est programmé.
Destination : Vide est
un
court roman des plus ardus qui constitue la porte
d'entrée
de
la
«
Trilogie de Pandore ». On peut se contenter de ce livre qui pose déjà l'essentiel des questions
qui
hanteront
la
trilogie mais il constitue un prérequis indispensable à la lecture de celle-ci.
L'Incident Jésus ouvre la trilogie proprement dite.
Au
terme
de
Destination : Vide,
Nef,
la conscience artificielle créée par les clones embarqués
à
bord
de
l'astronef
Terra,
a échappé à la destruction et aux humains. Elle a
conduit
son
équipage
sur
Pandore,
une planète qui n'a rien à envier au
Monde de la mort de Harry Harrison. Nonobstant Nef, la situation sur Pandore n'est pas sans rappeler
celle
que
l'on
rencontre
sur
Dosadi. Les
Humains,
arc-boutés
dans
la
Colonie, s'accrochent avec l'énergie du désespoir sur un
monde
invivable
où
grouillent
les
bestioles
les
plus
effroyables
qui
soient.
Ils
ne survivent que parce que Nef y consent. Nef y consent, certes, mais entend être vé
Nefré en
retour.
La
question
étant :
comment
vé
Nefrer ?
Neuf personnages principaux animent
L'Incident Jésus. D'un
côté,
Morgan Oakes, Jesus Louis et Sy Murdoch font figure
de
grands
méchants.
En
face, se
dressent
le
poète
Kerro
Panille, Waela TaoLini qui portera l'enfant à la fois de Panille et d'Avata, Hali Ekel à qui Nef a fait vivre l'expérience de la crucifixion.
Ferry
Winslow
et
Hamill Legata
qui
changeront
de
camp
et enfin Raja Lon Flatterie/Thomas tiré d'hibernation
par
Nef
pour
enseigner aux humains de Pandore comment vé
Nefrer correctement.
Oakes
a
un
plan.
Bien
que
psyo, psychiatre-aumônier,
il
refuse
le diktat de Nef et lui dénie tout statut divin. Car si Nef se considère comme une
divinité,
Oakes
ne voit en elle qu'un tas de ferraille
certes
perfectionné, mais rien de plus. Reprenant
les
mêmes méthodes
que
Morgan Hampstead, le directeur de
Lunabase,
dont
il s'avérera le clone, Oakes entend conquérir Pandore à
tout
prix,
y
construire une base inexpugnable, le Blockhaus, et, de là, défier Nef qui, de son côté tient à être vé
Nefré comme il se doit et, à cette fin, dépêche Raja Flatterie, devenu Thomas, à la surface de Pandore. S'il échoue, Nef mettra fin à l'expérience Humanité.
Pour conquérir Pandore, Oakes multiplie les clones adaptés et les sacrifie sans pitié, ne
voyant
en
eux
que
du
matériel
remplaçable comme naguère les cadres de Lunabase (p. 88), tout en ignorant qu'il en est un lui-même. Le moins que l'on puisse dire est qu'il voit d'un fort mauvais œil Nef lui expédier un psyo concurrent ainsi que le poète Kerro Panille qui entend communiquer avec Avata,
le
varech
sentient
qui
domine
les océans de Pandore.
Détruire les capucins vifs, névragyls, platelles et autres bestioles qui font de Pandore le
monde
de
tous
les
maux
n'est
déjà
pas une mince affaire, mais le vrai problème est que la planète abrite en Avata un être conscient unique, global. Oakes se défie plus encore de Nef qui contrôle la natalité et l'alimentation indispensables à la survie de la colonie et se voit donc contraint de lutter sur deux fronts. Il est en Zugzwang comme on dit aux échecs ; chacune de ses actions contribue à
affaiblir
sa
position,
mais,
en
fait,
il
n'est prisonnier que de ses propres conceptions. Sa paranoïa le pousse, dans une attitude très stalinienne, à se défier de Legata Hamill et à chercher à la soumettre, métamorphosant une de ses meilleures alliées en celle qui précipitera sa chute.
L'Incident Jésus apparaît
comme
une image
en
miroir
de
Destination : Vide où, voulant créer une conscience artificielle, les humains ont finalement créé une divinité. Or, qu'a fait Dieu ? La réponse se cache derrière la question posée par Nef : «
Comment allez-vous me VéNef
rer ? »
Dieu
a
créé l'Humanité,
Nef
veut
à
son
tour
créer
une humanité,
mais
les
attitudes
impitoyables de
Morgan
Oakes
ne
sont
pas
celles
qui conviennent. Qu'est-ce qu'un dieu attend de sa création ? «
C'est la seule chose que Nef nous ait jamais demandé : C'est la seule signification que la VéNef
ration ait jamais eue : Découvrir notre propre humanité et nous en montrer digne. » (
Incident Jésus p. 383 &
Le Facteur Ascension p. 272). C'est dans ce même dessein que Nef envoie Raja Flatterie/Thomas sur Pandore et fait éprouver à Hali Ekel l'expérience des événements survenus sur le Golgotha. «
La religion commence là où des hommes cherchent à influencer un dieu », lit-on (
Incident Jésus p.115), et «
Qu'est-ce que la prière, sinon une tentative geignarde, vile, d'imposer sa volonté à la divinité ? par la menace, la supplication, le chantage. » (
Incident Jésus p.198) ou encore
«
Quelle sorte de dieu faut-il être pour maintenir ses protégés dans le dénuement à la seule fin de les entendre implorer ? » (
Incident Jésus p. 118) Nef n'attend pas cela ni n'agit ainsi. Oakes, par contre, fait produire par
ses
âmes
damnées,
Jésus
Louis
et
Sy Murdoch, davantage de clones que les ressources disponibles ne peuvent en faire subsister, ils détruiront aussi le varech sentient, causant
la
disparition
des
continents
de Pandore, manquant de peu causer celle de l'Humanité.
Après le départ de Nef, Pandore fait penser
au
Modèle Jonas,
roman
dont
le
titre n'aurait nullement déparé la trilogie, où Ian Watson envisageait que l'univers tel que nous le
percevions
n'était
que
l'écho
des
pas
du créateur s'éloignant. La vé
Nefration est enfin correcte
dès
lors
que
l'humanité
peut
se passer de divinité en transcendant l'illusion de l'immanence et qu'elle a cessé d'être divisée. «
Nous sommes, nous [par opposition à Flatterie], originaires d'un monde où l'on nous a appris : »La survie avant tout. Préserver la vie humaine à tout prix.« Pandore nous a été suffisamment hostile. Nous n'avons pas eu le temps de nous offrir le luxe de nous entretuer. » (
Le Facteur Ascension p. 56) Tant sur Pandore que sur Dosadi, des conditions très
défavorables
semblent
nécessaires pour
accéder
à
davantage
d'humanité
sur un mode de solidarité.
Le Facteur Ascension, situé vingt-cinq ans après les événements contés dans
L'Effet Lazare,
conclut à la fois la «
Trilogie de Pandore » et le cycle du «
Programme Conscience ». Un nouveau clone de Raja Flatterie occupe le devant de la scène ; il est l'un des rares rescapés des caissons hyber à avoir survécu. Sa personnalité diffère assez radicalement de ses précédentes incarnations car il n'a pas vécu les mêmes événements ni participé à l'avènement de Nef. Sous l'appellation de Directeur, il s'est imposé à l'humanité de Pandore comme un dictateur stalinien bon teint, recourant à l'assassinat et aux massacres de masse sans état d'âme pour parvenir à ses fins, qui, selon lui, justifient tous les moyens. Son but est de fuir Pandore, monde qui reste difficile à vivre et qui est menacé de destruction par les effets de marée dus aux deux soleils qui éclairent la planète. Dans ce dessein, il détourne une large part des ressources alimentaires pour approvisionner le vaisseau spatial qu'il fait construire, n'hésitant pas à affamer la majorité du peuple. «
Nous sommes dirigés par un homme qui ôte le pain de la bouche des enfants pour voyager jusqu'aux étoiles. » (
Le Facteur Ascension p. 93) Il organise la famine en contrôlant toutes les ressources de la planète pour mieux asseoir son pouvoir tyrannique, relayé par le sanguinaire Spider Nervi, le bien nommé. Mais, plus il y a des contraintes, plus il faut contraindre : c'est la route du chaos
1, et celui-ci ne tarde pas à se répandre sur Pandore.
Dans cet ultime tome, bâti, comme les précédents, autour d'une dizaine de personnages, Frank Herbert et Bill Ransom laissent de nouveau la religion à l'arrière-plan et se focalisent cette fois sur le rôle des médias dans les luttes de pouvoir. Ben Ozette, Rico La Pucsh et Beatriz Tatoosh sont des reporters de l'holovision. Avata est bien sûr un « autre » de choix dans le regard duquel on peut se voir humain. «
Si tu sais tout cela de l'intelligence extraterrestre et si elle demeure tout de même étrangère à ton entendement, alors tu ne sais pas ce que c'est que d'être humain. » (
L'Incident Jésus p. 80)
Ce Flatterie, comme Morgan Oakes ou Gellaar Gallow avant lui, sera mis hors d'état de nuire par le varech, qui, s'il n'est pas un personnage au sens habituel du terme, n'en est pas omniprésent durant toute la trilogie où l'on aura rencontré des hybrides d'humains et du varech. Vata, la fille de Kerro Panille, Waela TaoLini et Avata, à travers qui il survivra après son éradication par Jésus Louis, puis Crista Galli, son ambassadrice auprès de l'humanité dans
Le Facteur Ascension. Avata, dans «
Le Programme Conscience », occupe une place et répond d'une nature assez voisine de celle de l'Epice dans «
Dune » et de son influence sur les Révérendes Mères et sur Sainte Alia. Il est le lieu d'une mémoire atavique et collective. Ce sont-là des thèmes science-fictifs chers à Herbert par opposition à l'analyse du pouvoir politico-religieux qui est sa problématique favorite. C'est la patte du psychanalyste. Il est intéressant de noter que Herbert positionne les entités collectives dans le camp des « bons » : ici le varech, mais aussi les Révérendes Mères, le projet 40 de
La Ruche d'Hellstrom,
Le Cerveau vert. Chez Herbert, l'individu isolé semble voué à s'effacer devant le collectif et la religion, au sens de « ce qui relie », apparaît comme une force sociale positive à la différence des églises ou équivalents. Dans
La Mort blanche, ce sont les églises qui sont ciblées et désignées comme cause du malheur collectif, et non la religion en elle-même. Herbert reproche aux premières de dévoyer la seconde en élevant des barrières d'intolérance entre les gens. Dans les trois volumes de la «
Trilogie de Pandore » on assiste à l'isolement progressif des détenteurs du pouvoir que sont Morgan Oakes, Gellaar Gallow et Raja Flatterie ; leurs divers alliés finissent par se détacher d'eux de leur plein gré ou de façon plus ou moins forcée et par se fondre dans le groupe. Ce n'est pas l'individualisme qui est condamné par Frank Herbert, mais l'égoïsme qui, dans ses mises en scènes où il est associé au pouvoir, conduit à une paranoïa qui est justement un facteur puissant de décomposition de ces pouvoirs. «
L'opulence isole l'individu dans une société qui dépend pour sa survie de l'effort commun. » (
L'Effet Lazare p. 35) Herbert ne voue pas l'individu à une disparition fusionnelle dans le collectif, mais à une conception nodale où son importance, son bonheur naissent de sa relation aux autres. Ainsi la fusion gestaltique dans la lumière d'Avata, à la fin du
Facteur Ascension, n'a pas vocation à perdurer. La démonstration faite, on redescend à un niveau moins intense mais où les gens n'en sont pas moins plus proches qu'auparavant. Nef a choisi/ construit Pandore pour conduire les humains à davantage d'humanité. Le bonheur d'un individu venant de la richesse de ses relations. On a là les constantes de l'œuvre de Frank Herbert.
«
Le Programme Conscience »
est l'une des œuvres majeures de Frank Herbert où l'on distingue mal l'apport du co-auteur, Bill Ransom, tant on y retrouve les principaux thèmes qui courent à travers l'ensemble de ses livres. Il fait partie de ces auteurs, comme
Dick ou
Zelazny, dont l'œuvre entière ne cesse de graviter autour de thématiques récurrentes, qu'ils continuent d'approfondir livre après livre. La richesse et la complexité du «
Programme Conscience »
en font l'un des cycles les plus importants de la science-fiction.