La tétralogie de Didier Quesne, dont le dernier volume vient de paraître combine les « genres » avec bonheur. Science-fiction et horreur d'abord, dans la tradition du thriller ou du film catastrophe hollywoodien : l'histoire des Chasseurs se passe à notre époque et nous présente une expérience génétique qui tourne mal. En voulant créer des animaux dotés d'une fourrure exceptionnelle, croisement de sanglier et d'ornithorynque, des chercheurs français ouvrent la boîte de Pandore... et personne ne réussira à la refermer. Ici, pas de happy end à l'américaine ; l'ouvrage n'en est que plus terrifiant.

    SF post-apocalyptique et fantasy dans le deuxième volume (Dangereux élevages), qui place son récit deux siècles après cette catastrophe et la fin de la société telle que nous la connaissons (seul gros reproche au cycle : la chute de notre civilisation n'est pas assez crédible à mon sens). Pour échapper aux fauves intelligents et télépathes qui se sont reproduits à une vitesse folle, les hommes ont dû renoncer aux grandes agglomérations sans protection. Comme la civilisation post-industrielle s'est effondrée, de nouvelles structures politiques, sociales et religieuses se mettent en place. Un éleveur de chevaux redécouvre les travaux du généticien qui a donné naissance aux sanglornis et imagine de croiser chevaux et chameaux, pour créer des montures capables de distancer les fauves : les chemaux. Mais la toute nouvelle autorité impériale s'intéresse à ce projet : si l'on pouvait créer de la même manière des soldats surpuissants, complètement inféodés à l'Empereur ?

    Dans Empire, deux nouveaux siècles se sont écoulés, et le monde n'a plus grand-chose à voir avec le nôtre. Même le langage populaire a régressé. L'Empereur vient d'être assassiné, mais il avait réussi auparavant à dissimuler l'existence de Janis, sa fille unique. Son plus fidèle soutien, un Parfait, doit la retrouver et la protéger pour lui permettre de recouvrer le trône paternel. Malgré ses pouvoirs mentaux étonnants, la lutte est inégale : les comploteurs sont puissants et l'administration de l'Empire noyautée à tous les niveaux. La fuite semble la seule issue. Pourtant, renoncer au trône, c'est renoncer à changer une société injuste... Or toute l'existence du Parfait est vouée au service de l'Empire.

    Âmes d'État se déroule après un nouvel intervalle de deux cents ans environ. La lignée de l'impératrice Janis, qui — selon la légende — avait su apprivoiser un sanglornis, s'est éteinte. L'Empereur actuel fait rechercher partout d'éventuels télépathes pour créer un corps d'élite dont les fauves sanguinaires seraient les fers de lance. Povoal le penseur est ainsi arraché à sa langueur dépressive et jeté dans la cage d'un de ces prédateurs. Il survit. Et découvre que les sanglornis ne peuvent le « lire » comme ils lisent leurs proies habituellement. En compagnie d'Onyelle, la propre fille de l'Empereur, et du chasseur qui lui a tout appris, Povoal est alors chargé d'aller débusquer des sanglornis nouveaux-nés, qui seuls pourront s'habituer aux hommes. Son chemin croise celui de Lana, sauvageonne qui sait contrôler sa propre télépathie et se connaît bien mieux que lui-même. Mais un conseiller dévoré d'ambition convoite le trône et compte bien utiliser le projet impérial à ses fins... Un seul regret : la faiblesse scénaristique de la deuxième partie de l'ouvrage, qui transforme les protagonistes en naïfs incapables de réflexion et d'action intelligentes, en contradiction avec tout le début de l'histoire.

    Comme on le voit, chaque roman peut être lu indépendamment des autres. Les deux derniers volumes du cycle offrent un univers proche de la fantasy et une réflexion approfondie et cohérente sur la télépathie, la monstruosité, l'altérité, l'amour. Les relations qui s'établissent entre l'homme et l'animal font un peu penser à celles qui unissent les maîtres-dragons de Pern à leurs montures volantes. Didier Quesne revisite ces thématiques à sa manière. La fusion psychique occupe une part importante du récit, elle confronte l'humain à l'Autre absolu, à une créature qui lui est supérieure. Il n'en ressort pas indemne, mais grandi. La connaissance de soi passe par celle de l'autre. En même temps, sanglornis et chemaux transcendent l'image du chien fidèle et deviennent la figure ambivalente de l'âme sœur, miroir déformant, double fantasmatique qui pulvérise les barrières de l'humain.

    Cette thématique de l'altérité est essentielle pour l'auteur. De fait, on la trouvait déjà dans son premier roman (Étrangère, Nestiveqnen) et de manière encore plus forte dans Dragonne (même éditeur), une uchronie étrange qui se déroule après les guerres napoléoniennes. Dans une France rurale, deux sociétés secrètes s'affrontent : l'une maîtrise les dragons et ambitionne de régner par la terreur, et elle a failli réussir trois cents ans plus tôt ; l'autre veut l'en empêcher et veille à l'éradication des monstres pourtant devenus une légende. Mais les œufs, après des siècles de sommeil, approchent de l'éclosion. Une jeune aristocrate provinciale croit sombrer dans la folie, parce qu'un dragon à naître prend petit à petit possession de son esprit. Elle devient sauvage. Enlevée pour être offerte en pâture à la bête selon un rite ancestral, elle fusionne avec lui et, contre toute attente, survit dans l'esprit du dragon. S'engage alors une lutte à mort entre deux personnalités, dom l'enjeu n'est autre que la paix du monde.

    Ainsi, la thématique du double monstrueux et bestial, de la possession, de la fusion des esprits hante les ouvrages de Didier Quesne. À cela, il faut ajouter un véritable effort de style dans les dialogues, qui confère aux personnages une parlure archaïsante plutôt originale, laquelle finit par devenir la marque de fabrique de l'auteur. Bref, une tétralogie qui marque les esprits par sa force évocatrice et sa profonde humanité.

François MANSON
Première parution : 1/5/2003
Asphodale 3
Mise en ligne le : 3/3/2025